Les commémorations personnelles faites avec des cheveux
Tisser la mémoire : Bijoux victoriens en cheveux humains
Au XIXe siècle, les Canadiens et Canadiennes vivaient dans une culture où la mort était omniprésente, dans les foyers, les journaux et les objets de la vie quotidienne. Face à des taux de mortalité élevés et à des normes sociales fortement ritualisées, les familles développaient des moyens matériels pour préserver la mémoire des défunts. Parmi ceux-ci, les bijoux et ouvrages réalisés en cheveux humains occupent une place centrale dans l'histoire du deuil au Canada.
La sélection d'artefacts sur cette page illustre l'évolution de l'utilisation des cheveux dans le deuil, ainsi que les pratiques de deuil et les sentiments au Canada victorien.
Pourquoi les cheveux ?
Dans la culture victorienne, les cheveux n'étaient pas un simple matériau décoratif : ils étaient perçus comme une substance vivante et durable, une partie du corps capable de traverser le temps. Utiliser des cheveux dans un bijou revenait à conserver une présence, celle d'un parent, d'un ami, d'un enfant, sous une forme matérielle qui pouvait être tenue, portée, touchée.
Les objets présentés dans cette section témoignent de la créativité, de la virtuosité technique et de la profondeur émotionnelle qui caractérisent le travail des cheveux au XIXe siècle. Bracelets, borches, boucles d'oreilles et parures complètes : chacun raconte une histoire intime où se mêlent affection, deuil, sociabilité et savoir-faire féminin.
D'où vient cette idée ?
L'évolution des ouvrages en cheveux au milieu du XIXe siècle ne peut être dissociée de l'impact culturel des Britanniques, en particulier de la reine Victoria. À partir de 1861, la mort du prince Albert plonge la reine Victoria dans un deuil profond et prolongé qui marquera durablement la culture populaire. La reine adopte un deuil strict et très visible. Sa décision de porter le noir pendant près de quarante ans, d'exposer des reliques corporelles et de conserver les cheveux de son mari comme objets sacrés inspire une véritable culture de deuil victorien. Sous son influence, la pratique des ouvrages en cheveux (hairwork) connaît un essor spectaculaire : les bijoux en cheveux deviennent non seulement acceptables, mais profondément à la mode, adoptés par toutes les classes sociales comme moyen de préserver la mémoire des défunts.
Le geste intime de garder ou de travailler les cheveux devient alors un symbole de loyauté, d'amour et de mémoire familiale, renforçant l'idée que les cheveux témoignent d'une présence durable bien après la mort.
Placée sous verre ou fabriquée à partir des cheveux ?
Au début du XIXe siècle, après une période où les cheveux étaient surtout protégés sous verre, la mèche était soigneusement arrangée, puis placée sous verre dans une bague, une broche ou un médaillon. Le cheveu fonctionnait alors comme une relique personnelle, un fragment du défunt maintenu dans son état le plus reconnaissable. Les décennies médianes voient apparaître une nouvelle tendance : les cheveux deviennent la matière même de l'objet de deuil.
Vers les années 1830-1850, les pratiques évoluent. Le travail devient un art plus complexe, associé aux arts domestiques féminins mais aussi à des ateliers professionnels. Plutôt que d'être simplement conservés sous verre, les cheveux commencent à être tressés, noués, crochetés et façonnés pour former directement les éléments du bijou : bracelets, colliers, chaînes et boucles d'oreilles. Les familles apprennent à manipuler les cheveux comme une matière première à part entière, guidées par des magazines, des livres de guide, des manuels et des motifs devenus populaires. Ces pièces témoignent non seulement du deuil, mais aussi de l'affection, de la créativité domestique et des réseaux familiaux.
Cette transition marque un changement culturel important européen, américain et canadien. Alors que les premières créations visaient surtout à protéger la mèche, les bijoux entièrement réalisés en cheveux mettent en valeur la matière elle-même. Le cheveu devient un élément esthétique capable d'exprimer l'affection, la piété ou le souvenir. Ces objets ne se contentent plus d'abriter le cheveu : ils sont faits de lui.
Ce déplacement, des cheveux encadrés aux cheveux travaillés, reflète à la fois :
- L'essor d'une culture de la sensabilité, où le souvenir devient un art plastique
- La démocratisation des techniques de tressage, qui permettaient à de nombreuses femmes de réaliser leurs propres bijoux
- et l'importance croissante du geste du deuil dans la vie quotidienne victorienne
Ainsi, les bijoux pour les cheveux témoignent d'un passage progressif d'une mémoire enfermée et protégée à une mémoire tissée, visible et créative. Toujours un bijou pour se souvenir de quelqu'un et faire le deuil, mais désormais aussi une œuvre d'art esthétique, embellie, complexe et détaillée.
Bracelet de deuil en cheveux - Lordly House Museum Collection
Ce bracelet provient de la Lordly House Museum Collection, située en bordure de l'Atlantique, à l'Île-du-Prince-Édouard. Il représente la culture du deil dans un environnement plus rural et communautaire, différent de celui des centres urbains. Ce bracelet appartenait à Elizabeth 'Dolly' Dogherty Calkin (1867-1964), la grand-mère de Gail Fraser. La famille Calkin avait émigré d'Irlande au XIXe siècle pour s'établir à Charlottetown, où elle gérait une entreprise de « fine furniture ». Cette activité artisanale et commerciale, associée à un certain prestige social, explique en partie la qualité remarquable du bracelet. Il s'agit d'un objet coûteux, soigneusement conservé, probablement transmis en héritage familial. C'est l'un des objets les plus complexes :
- quatre tresses tubulaires,
- des extrémités en or semblables à des dés à coudre,
- un cœur central renfermant une mèche sous verre,
- une alternance de tressage serré et ouvert.
Ce type de bracelet, plus coûteux et plus technique, nécessitait souvent un artisan professionnel. Le cœur vitré est un héritage direct des premières traditions de palette work (cheveux sous verre), tandis que les tresses ouvertes témoignent d'une évolution vers des styles plus techniques et plus décoratifs.
Ce bracelet révèle plusieurs facettes de la culture matérielle de deuil ;
- une mémoire intime, portée sur le corps et liée à un deuil familial précis;
- Une expression de statut, où la qualité des matériaux reflète la position sociale de la famille;
- Une continuité intergénérationnelle, puisqu'il a été sougneusement préservé jusqu'au XXe siècle;
- Une pièce de transition, combinant à la fois des cheveux tressés (nouvelle tendance du milieu du siècle) et une mèche sous verre (tradition plus ancienne).
La présence de cet objet dans la famille Calkin montre comment, dans les communautés du côté atlantique, l'ouvrage en cheveux servait autant à exprimer le chagrin qu'à affirmer une identité familiale durable. Ce bracelet n'est pas seulement un souvenir : c'est un fragment matériel de l'histoire d'une famille immigrante qui a façonné son avenir au Canada.
Bracelet en cheveux et les boucles d'oreilles en cheveux - Musée Bytown
Ces deux pièces provenant du Musée Bytown, un bracelet en cheveux tressés monté sur une élégante arnature dorée et une paire de boucles d'oreilles en mèches ajourées nouées en motifs décoratifs, offrent un aperçu saisissant du travail de cheveux pratiqué au XIXe siècle.
À cette époque, le travail des cheveux, comme un art domestique profondément intime, était très populaire. Bien que certaines pièces plus complexes aient pu être commandées à des artisans, une grande partie des ouvrages en cheveux était réalisée à la maison, par des femmes, qui utilisaient les cheveux des défunts pour créer des objets de mémoire durable. Ces bijoux n'étaient pas seulement réservés aux périodes de deuil strict ; ils pouvaient être portés au quotidien, touchés ou manipulés comme un geste de réconfort. Mais aussi, sortis lors d'occasions spéciales, où ils devenaient des signes visibles d'attachement familial ou de souvenir affectif.
Le bracelet, avec ses tresses tubulaires complexes, son fermoir ciselé et sa chaîne de sécurité, reflète un savoir-faire raffiné qui transforme le souvenir d'un défunt en un objet porteur de valeurs esthétiques, émotionnelles et artistiques.
Les boucles d'oreilles, plus légères et probablement réalisées dans un cadre domestique, dans le style du temps, étaient conçues pour être visibles au quotidien : elles inscrivaient la mémoire intime dans la parure personnelle.
Même si le musée Bytown ne sait pas grand-chose sur ces pièces, elles correspondent parfaitement au contexte général des bijoux en cheveux de cette époque. Les boucles d'oreilles et le bracelet ne sont pas aussi complexes que d'autres modèles, comme celui ci-dessus, et il est donc probable que ces pièces étaient portées plus fréquemment, non seulement lors d'occasions spéciales, mais aussi au quotidien, comme des aides-mémoire. Elles n'étaient évidemment pas portées pendant les travaux lourds, les travaux agricoles ou d'autres formes d'exercice physique, mais elles pouvaient être portées pendant d'autres tâches diverses comme rappels constants des défunts et comme objets à la fois artistiques et sentimentaux qui montraient aux autres le talent de la personne qui les avait fabriquées et le fait qu'un être cher était suffisamment important pour être porté tous les jours sur soi.
Ensemble, ces objets montrent comment, au Canada victorien, le deuil se vivait à travers la matière même du corps, les cheveux, tout en adoptant des formes élégantes qui s'intégraient aux normes sociales et aux pratiqué artisanales de l'époque. Le bracelet et les boucles d'oreilles montrent comment la mémoire des êtres aimés se matérialisait dans la vie de tous les jours et se portait littéralement sur le corps, mêlant artisant féminin, émotion et esthétique victorienne.
Ensemble de bijoux en cheveux - Toronto History Museums
Cet ensemble remarquable, composé d'une broche, d'une paire de boucles d'oreilles et d'un coffret d'origine, offre un aperçu précieux de l'esthétique raffinée du bijou de deuil victorien. Donné en 1974 par Madame Anne Leslie, qui souhaitait à l'origine faire restaurer un parasol par l'équipe du musée, l'ensemble s'inscrit dans un lot comprenant également un accessoire décortatif en forme de papillon et un livre de cantiques religieux, autant d'objets qui témoignent d'un attachement familial à la mémoire, à la piété et à la conservation d'objets sentimentaux. Bien que peu d'informations soient disponibles sur l'identité précise des personnes qui portaient ces bijoux, les origines irlandaises de la famille Leslie s'inscrivent dans le vaste contexte de l'immigration britannique au Canada, où les pratiques de deuil victoriennes ont été transportées, adaptées, influencées et intégrées à la culture matérielle.
La broche présente un cœur doré encadré, flanqué de deux boucles de cheveux tressées et terminé par trois pendentifs délicats.
Les boucles d'oreilles assorties reprennent les mêmes motifs : un cœur central et trois petits pendants composés de mèches soigneusement tressées.
Le coffret d'origine en papier maroquiné violet foncé, à bordure dorée, doublé de satin blanc et de velours bleu-vert pâle, souligne le soin apporté à la conservation de ces objets. La présence d'un écrin parfaitement ajusté indique que l'ensemble constituait une parure complète, probablement portée lors de périodes de deuil ou d'occasions sociales.
Dans la grande histoire des bijoux de deuil en cheveux, cet ensemble constitue une forme pleinement aboutie du hairwork victorien. D'un côté, les motifs en cœur et les pendentifs rappellent la codification sentimentale très poussée du XIXe siècle, où les symboles amoureux, familiaux et mémoriels se mêlaient dans des objets portés sur le corps. De l'autre, la finesse du tressage et la coordination des éléments montrent que ces bijoux étaient destinés à être vus, et non cachés : ils faisaient partie d'une performance sociale du deuil.
Ce type d'ensemble met également en évidence le rôle croissant de l'industrie du deuil. Au milieu du XIXe siècle, les bijoux en cheveux deviennent de plus en plus accessibles grâce à des artisans spécialisés et à la circulation de catalogues commerciaux. Les familles pouvaient commander une parure complète, parfois même en envoyant les cheveux par courrier à un atelier. L'ensemble de Leslie se situe donc à un moment clé où l'ouvrage en cheveux passe d'un art domestique intime, souvent pratiqué par les femmes, à un artisantat semi-professionnel fortement influencé par la mode.
En fin de compte, cet ensemble de bijoux pour les cheveux montre comment les familles canadiennes de l'époque victorienne utilisaient des bijoux faits à partir des cheveux pour exprimer des émotions complexes comme l'amour, la perte, la fidélité, la mémoire, tout en participant à un langage éthique partagé à l'échelle de l'empire britannique. Elle témoigne à la fois de la sensibilité personnelle du deuil et de sa dimension publique, normative et codifiée. L'ensemble n'est pas seulement un souvenir familial : il est le reflet d'une culture où la mémoire s'exprimait à travers le corps, les vêtements et les objets précieux.
Du poignet au mur : la couronne de cheveux
Objet emblématique du travail de cheveux victorien, la couronne occupe une place particulière dans la culture matérielle de deuil. Contrairement aux bijoux portés sur le corps, ces compositions étaient réalisées presque exclusivement par des femmes, au sein du foyer, à partir des cheveux de membres de la famille - vivants ou disparus. Patientes, minutieuses et hautement symboliques, ces œuvres pouvaient s'étendre sur plusieurs générations, chaque nouvelle mèche ajoutant une présence, un souvenir, une histoire de plus. Constituées de fleurs, de boucles et de tresses cousues sur une armature, les couronnes étaient ensuite exposées dans le salon ou la chambre, transformant l'espace domestique en lieu de mémoire. Elles représentaient un « bouquet éternel », un jardin familial tissé de fragments corporels, où l'art féminin, l'affection et la continuité se rencontraient pour préserver la trace des vies passées.
Couronne de cheveux commémorative de Mary Conkey - Colchester Museum
Cette couronne de cheveux, faconnée en forme de fer à cheval, est composée de cheveux finement tissés et cousus autour d'une armature de fil métallique recouverte d'une torsade de laine. Les cheveux sont travaillés en motifs floraux complexes et soignamment disposés dans une boîte double de tissu crème. Le haut de la couronne demeure volontairement ouvert, symbolisant l'élévation de l'âme vers le ciel.
Cette couronne, réalisée par Mary Conkey, s'inscrit dans une culture matérielle du souvenir partout en Amérique du Nord et en Europe. Née en 1838 en Nouvelle-Écosse, Conkey épouse John H. Cock en 1869 et devient mère de trois enfants. Comme de nombreuses femmes de son époque, elle maîtrise l'art domestique du travail des cheveux, un savoir-faire transmis par les magazines féminins et les manuels spécialisés.
Les couronnes de cheveux, souvent réalisées à partir de méches collectées auprès de plusieurs membres d'une famille après leur décès, servaient de monuments intimes à la mémoire des vivants et des morts. Lorsqu'un individu décédait, ses cheveux étaient prélevés puis ajoutés au centre de la couronne, avant d'être déplacés vers la périphérie lors du décès suivant. Les fleurs tressées qui composent la couronne symbolisent la continuité de la vie, tandis que sa forme en fer à cheval, ouverte vers le haut, renvoie à l'ascension spirituelle.
Les couronne de cheveux en Amérique du Nord
Les couronnes comme celle-ci s'inscrivent dans l'essor plus large des arts de deuil au XIXe siècle, un phénomène particulièrement marqué dans les cultures victoriennes et nord-américaines. Selon les historiennes Marcia Pointon, Helen Sheumaker et Rachel Harmeyer, le cheveu était perçu comme une matière paradoxale : à la fois vivante et détachée du corps, périssable mais durable. Cette dualité expliquait sa puissance symbolique : le cheveu survivait à la mort et devenait un fragment tangible de la personne disparue.
Cette persistance matérielle faisait du cheveu une forme de « relique séculière », un objet qui prolongeait la présence du défunt dans le quotidien des endeuillés. Dans le contexte canadien, ces pratiques rejoignent les tendances plus larges de l'Empire britannique : la mort y est pensée non pas comme une rupture absolue, mais comme un moment à apprivoiser à travers les objets, les images et les rituels matériels. Les couronnes, les bijoux de deuil ou les portraits photographiques post-mortem témoignaient d'un même désir de préserver la beauté idéale du corps et de maintenir un lien affectif avec l'être aimé.
Entre artisanat domestique et économie de deuil
À partir des années 1850, la mode du travail des cheveux se diffuse grâce à des publications telles que Godey's Lady's Book ou Peterson's Magazine, qui fournissent des modèles et des instructions aux femmes de la classe moyenne. En parallèle, un véritable commerce du cheveu se développe : aux expositions internationales, des ensembles de bijoux, des broderies et même des objets du quotidien faits en cheveux sont présentés au public. Toutefois, l'utilisation du cheveu authentique - celui du proche disparu - demeure essentielle à la valeur sentimentale de l'objet. L'idée d'un cheveu substitué ou acheté faisait perdre à l'objet toute sa « magie » émotionnelle.
Le deuil, mémoire et identité
Conclusion
À travers ces objets tissés, portés ou exposés dans les foyers, les bijoux et ouvrages en cheveux révèlent la profondeur d'une culture de deuil où la matière corporelle (cheveux) devenait un langage affectif. Qu'il s'agisse d'un bracelet transmis de génération en génération, d'un ensemble raffiné porté lors d'occasions sociales, ou d'une couronne domestique rassemblant des traces de toute une famille, chacun de ces artefacts témoigne de la manière dont les Canadiens et Canadiennes du XIXe siècle naviguaient dans l'expérience de la perte.
Ces œuvres, réalisées par des mains féminines expertes ou par des artisans spécialisés, montrent comment le cheveu, à la fois symbole de vie et trace persistante du corps, servait de médiateur entre les vivantes et les morts. Elles incarnent une mémoire sensible, façonnée autant par les émotions que par les techniques, et inscrivent le deuil dans le quotidien plutôt que dans l'oubli.
En retracant l'évolution de ces pratiques, de la simple mèche sous verre aux compositions élaborées et aux parures complètes, on voit émerger un univers où la matérialité du souvenir occupe une place centrale. Dans un Canada façonné par les migrations, l'influence britannique et les réalités d'une société en constante transformation, ces objets deviennent des témoins silencieux d'identités familiales, de valeurs sentimentales et d'une imaginerie du deuil partagé à l'échelle nationale.
En définitive, les bijoux et couronnes de cheveux humains ne sont pas seulement des curiosités victorieuses : ils sont des archives intimes, porteuses d'amour, de chagrin, de résilience et de continuité. Ils nous rappellent que la mémoire peut se tisser, se porter et se transmettre et que dans chaque brin de cheveu conservé c'est une vie entière que l'on cherche à retenir.







