De la télévision familiale au monde numérique : le parcours connecté de Salma
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Salma*, début vingtaine, est étudiante étrangère au Canada. Originaire du Maghreb, elle a été exposée aux médias très tôt dans sa vie alors que son père occupait une fonction publique importante. Elle se rappelle des piles de journaux qu’il lisait au petit déjeuner. Le téléjournal accompagnait les repas, midi et soir, et les conversations en famille. Préadolescente, elle reçoit son premier téléphone intelligent. Snapchat et Instagram remplacent rapidement les informations télévisuelles. « S’il y avait un événement qui s’est passé, je l’ai reçu comme ça », se souvient-elle (ent. 2, 29 oct. 2024). C’est d’ailleurs par Instagram qu’elle apprend que son père change de fonction, ce qui implique que la famille déménage dans une autre ville.
Cette image me fascine. Elle illustre parfaitement des artefacts associés à ce que David Morley (1986), chercheur phare en études culturelles des années 80, appelait une télévision au centre de dynamiques familiales et de réseaux conversationnels. Elle montre également les connexions interdiscursives avec les nouvelles technologies anticipées dès les années 1990 avec l’arrivée massive des ordinateurs dans les foyers (Proulx et Laberge, 1995). Pourtant, Salma est née au début des années 2000. Pour la plupart des 18 à 24 ans le téléviseur est devenu un dispositif de visionnement connecté (Thoër et al., 2020). La réception de la télévision s’est largement transformée depuis les années 2000. Si les jeunes ne disposent souvent pas de télévision chez eux, notamment les jeunes aux études, cela ne veut pas dire qu’iels ne consomment pas de contenus télévisuels – notamment en matière de divertissement. Je pense notamment aux plateformes de streaming nationaux comme Crave (Bell Canada) et internationaux comme Netflix. Plus encore, des extraits d’émission d’actualité télévisée circulent sur les réseaux sociaux. Salma n’est pas la seule à témoigner d’extraits de plateaux télévisées qu’elle voit défiler sur TikTok.
Au moment de commencer ses études supérieures, Salma postule dans plusieurs pays. Le Canada n’est pas son premier choix, mais elle reçoit une acceptation. La décision de venir au Canada, Salma l’a prend sur un coup de tête. « Je me suis réveillée tôt ce matin bizarrement et là j'ouvre la fenêtre, je la vois là-bas [ma mère sur la plage], sans manger, sans passer aux toilettes, sans me laver le visage, je descends chez elle, je lui dis OK je vais te dire un truc, juste commence à chercher des billets pour le Canada parce que c'est bon, j'ai, j'ai, j'ai décidé. Et je pense, c'était 6 ou 7 jours après, j'étais déjà dans l'avion » (ibid.). Même si elle s’ennuie de sa famille et ses proches, elle compte rester au Canada après son baccalauréat. « C’est que si tu pars dans un autre pays pour étudier et que tu reviens avec juste un diplôme, c’est pas assez. C’est comme ça qu’ils pensent là-bas », m’explique-t-elle (ibid.). Internet est important pour Salma depuis son arrivée au Canada. Elle n’a pas de télévision chez elle, la pandémie bat son plein. Cette crise sanitaire vécue ailleurs change ses habitudes numériques qui, elles, restent. « Je suis beaucoup trop accro au téléphone. Donc dès le matin, comme je vais aller sur Instagram, je vais voire qu’est-ce qui s'est passé. Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau, un truc qui s'est passé pendant la nuit que j'ai pas vu ? Et pendant la journée aussi occasionnellement, comme j'utilise Twitter ou X. Euh donc un peu TikTok aussi. Donc ces trois réseaux sur lesquels comme je vais comme un peu souvent durant la journée. Et c’est où est-ce que comme je regarde tout ce qui s'est passé » (ent. 1, 13 mai 2024). L’information vient à elle, mais parfois elle fait des vérifications, d’abord sur X par mot-clic, ensuite sur Google.
La culpabilité liée au temps passé devant l'écran n'est pas un sentiment isolé. Salma n'est certainement pas la seule à l'éprouver. Plusieurs participantes m'en ont parlé, et je me reconnais moi-même dans ces témoignages. J'aurais pu lire un livre, faire le ménage ou passer du temps de qualité avec mon partenaire… Ce genre de réflexion résonne sans doute chez de nombreux lecteurs et lectrices de ce récit. Ce sentiment de culpabilité fait d'ailleurs écho à un sondage sur l'actualité en ligne publié par l'Académie de la Transformation Numérique (2024). Selon cette enquête, réalisée auprès de 1 259 internautes québécois de 18 ans et plus, la majorité des jeunes de 18 à 34 ans admettent qu'ils passent trop de temps sur Internet.
Passer du temps sur Internet prend des formes différentes pour chacun, mais pour Salma, les réseaux socionumériques occupent une place centrale. Le fait qu'elle mentionne spontanément Instagram, X et TikTok n’est pas anodin. Selon ce même sondage, Instagram et TikTok sont en effet parmi les réseaux les plus populaires chez les Québécois·es de 18 à 34 ans (ATN, 2024). Ces plateformes sont également très prisées ailleurs : aux États-Unis, TikTok se classe deuxième en matière de popularité après YouTube parmi les jeunes de 13 à 17 ans (Pew Research Center, 2024), tandis qu'Instagram occupe la quatrième position après Snapchat. Ainsi, Salma suit une tendance largement partagée par ses pairs, soulignant l’importance de ces plateformes dans les pratiques numériques des jeunes adultes.
Cependant, la popularité ne signifie pas nécessairement une confiance totale. Salma illustre bien comment les réseaux socionumériques dominent ses pratiques informationnelles, tout en restant prudente. Elle ne leur accorde pas une confiance aveugle : elle vérifie les informations. On remarque toutefois un glissement d’habitudes numérique. Google, autrefois le moteur de recherche privilégié par la majorité des internautes en matière de recherche et de vérification de contenus d’actualité, n'est pas son premier choix.
Les seuls médias nationaux qu’elle consulte directement via des applications ou sites web sont ceux de son pays d’origine. Elle souligne leur importance pour son futur: Salma veut s’y réinstaller pour fonder une famille dans quelques années. Dans le même ordre d’idées, elle suit des comptes culturelles et religieuses « de chez elle » sur TikTok et Instagram pour ne pas perdre ce lien. La plupart de ses informations sur l’actualité internationale, incluant le Canada, viennent de son père via Whatsapp, avoue-t-elle, et ce, même si elle essaie de « rester à l’écoute et attentif à ce qui se passe pour au cas où comme quelque chose serait en rapport avec moi ». Elle nomme l’exemple des politiques d’immigration canadiennes.
Cette observation met en lumière le potentiel des communautés francophones en ligne, un potentiel de rapprochement culturel au-delà des frontières géographiques. Comme le soulignent Cotnam-Kappel et Woods (2020), il existe un réel intérêt pour ces communautés, qui peuvent favoriser des échanges et renforcer les liens culturels, particulièrement parmi les jeunes adultes franco-ontariens. Cette dynamique permet de surmonter les distances physiques et de créer un espace virtuel où les francophones peuvent se retrouver et partager des expériences, contribuant ainsi à la construction d'une identité collective.
Lorsque j’interroge Salma sur son rapport aux médias canadiens, elle mentionne s’être abonnée à quelques comptes Instagram partageant des informations locales sur les activités à Ottawa. Pour le reste, l’intégration des médias nationaux reste un défi. Les effets du projet de loi C-18, qui bloque la diffusion de contenus médiatiques sur Instagram et Facebook, se sont fait sentir progressivement pour elle. Bien qu’elle n’ait pas été informée de cette loi, elle a remarqué la disparition des contenus de Radio-Canada que son algorithme lui suggérait auparavant. C’est ainsi qu’elle avait découvert certains médias canadiens, surtout durant la pandémie. Pourtant, même après avoir pris connaissance de cette législation, elle n’a pas téléchargé l’application de Radio-Canada, préférant conserver uniquement celle d’un média de son pays d’origine pour suivre les résultats de matchs de soccer, sa véritable passion en ligne.
Mon enquête révèle que cette loi, bien qu’animée de bonnes intentions, a été majoritairement perçue comme un obstacle à la vie démocratique en limitant l’accès à l’information par les femmes racisées franco-canadiennes. Parmi les participantes au projet, un consensus émerge : la législation entrave plus qu’elle n’aide. Certaines, cependant, n’ont pas remarqué de différence. Dans tous les cas, ces changements ont renforcé l’intérêt pour les créateurs de contenu indépendants qui résument l’actualité, une tendance que la recherche documentait déjà avant la pandémie. L’éducation critique aux médias intègre aujourd’hui cette composante complexifiant davantage l’écosystème informationnel quotidien (Cordier, 2024).
Salma ne s’engage pas en ligne, même si elle est émotivement touchée par certains sujets d’actualité qu’elle voit de façon récurrente en ligne comme le conflit israélo-palestinien. « J’aime pas quand les gens voient vraiment mon … mon point de vue. C’est pas par peur d’être jugé, c’est juste je veux comme garder mes pensées à moi et j’ai pas envie que quelqu’un vienne et essaie de comme argumenter ou comme changer mon avis » (ent. 1, 13 mai 2024). Par contre, elle lit énormément de commentaires d’autres usagers. « J’aime bien savoir ce que tout le monde pense » (ibid.).
Exprimer son opinion en ligne n’entraîne pas les mêmes risques pour tout le monde. Les femmes noires, par exemple, subissent des formes spécifiques de « misogynoire », caractérisées par une violence racialisée et sexualisée profondément enracinée dans l’histoire nord-américaine (Bailey, 2021). De même, les femmes musulmanes – qu’elles soient pratiquantes ou non – sont confrontées à des cyberviolences alimentées par l’islamophobie, tout aussi destructrices (Sian, 2018). Il est donc compréhensible que certaines choisissent de ne pas s’exprimer en ligne.
Salma, cependant, n’a jamais été confrontée personnellement à de telles hostilités, bien qu’elle en soit témoin. Pour elle, lire les opinions divergentes – parfois extrêmes – dans les commentaires et partages d’autres utilisateurs permet d’explorer une pluralité de points de vue, un avantage que les médias traditionnels peinent souvent à offrir avec la même flexibilité. Cette limitation est d’autant plus marquée au Canada, où la concentration des médias réduit la diversité des perspectives disponibles dans l’espace public (George, 2015).
Pour aller plus loin
Académie de la Transformation Numérique (ATN) (2024). Actualités en ligne et réseaux sociaux. NeTendances, 15(3). Montréal: ATN. https://transformation-numerique.ulaval.ca/wp-content/uploads/2024/11/netendances-2024-actualites-en-ligne-et-reseaux-sociaux.pdf
Cordier, A. (2024, 13 mai). Léna Situations, Squeezie, Hugo Décrypte : comment ces créateurs de contenu bousculent l’information traditionnelle. The Conversation. https://theconversation.com/lena-situations-squeezie-hugo-decrypte-comment-ces-createurs-de-contenu-bousculent-linformation-traditionnelle-226171
Cotnam-Kappel, M. & Woods, H. (2020). La participation en ligne en Ontario français: pistes de réflexion et d’action pour redéfinir la francophonie avec et pour les jeunes. Éducation et francophonie, 48(1), 144–163. https://doi.org/10.7202/1070104ar
George, É. (dir.) 2015. Concentration, changement technologique et pluralisme de l’information. Montréal : Presses Universitaires du Québec.
Morley, D. (1986). Family Television. Cultural Power and Domestic Leisure. Londres : Comedia.
Odabas, M. (2022, 16 mai). 5 facts about Twitter « lurkers ». https://www.pewresearch.org/short-reads/2022/03/16/5-facts-about-twitter-lurkers/
Proulx, S. et Laberge, M.-F. (1995). Vie quotidienne, culture télé et construction de l'identité familiale. Réseaux, 13(70), 121-140. DOI : 10.3406/reso.1995.2669
Leppert, R. et Matsa, K. E. (2024, 17 septembre). More Americans – especially young adults – are regularly getting news on TikTok. Pew Research Center: https://www.pewresearch.org/short-reads/2024/09/17/more-americans-regularly-get-news-on-tiktok-especially-young-adults/
Pew Reserach Center (2024, 5 janvier). Teens and Social Media Fact Sheet. https://www.pewresearch.org/internet/fact-sheet/teens-and-social-media-fact-sheet/
Thoër, C., Bélanger, A., Millerand, F. & Duque, N. (2020). Le visionnement connecté dans le quotidien des jeunes femmes au Québec. Recherches féministes, 33(1), 177–196. https://doi.org/10.7202/1071248ar