Éviter les nouvelles pour se préserver : le parcours de Myriam entre actualité et identité
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Titre
Éviter les nouvelles pour se préserver : le parcours de Myriam entre actualité et identité
Description
Le récit de Myriam souligne le rôle que joue l'identité dans l'évitement conscient de l'actualité médiatique.
Créateur
Hübner, Lena
Source
Lena Hübner
Date
2025
Droits
© Lena Hübner
Format
Récit narratif
Langue
Français
Portraits d'usage Item Type Metadata
Texte intégral
Née d’une mère canadienne et d’un père immigrant, Myriam* grandit en Ontario francophone. Les médias francophones internationaux et la politique occupent une place centrale dans ses souvenirs d’enfance. Elle se souvient de piles de journaux reçus à la maison, de la radio qui jouait en arrière-fond, d’impressions d’articles que son père téléchargeait sur Internet (ent. 1, 22 mai 2024). Son père a quitté son pays d’origine pour des raisons politiques : « Il est venu avec un programme au Canada et tout ça. Ça n’a pas vraiment été un choix volontaire. Donc il a tout reconstruit ici, mais il ne s’est jamais vraiment enraciné », confie-t-elle (ent. 2, 28 octobre 2024). Aux yeux de Myriam, son père est coincé entre deux identités inatteignables : celle de son pays d’origine, dont la conjoncture politique a évolué dans une direction qui ne correspond plus à ses repères, et celle du Canada, où il n’a jamais trouvé un véritable sentiment d’appartenance (ibid.). Ses convictions politiques fortes, nourries par son histoire personnelle, rendent toutefois les discussions familiales sur des sujets comme l’immigration, la pauvreté ou les conflits dans les Suds globaux particulièrement lourdes, notamment pour Myriam, qui perçoit un poids émotionnel dans ces échanges (ibid.). Cette complexe cohabitation intérieure des multiples identités de son père l’a peu à peu éloignée des médias d’actualité, surtout lorsqu’ils abordent des conflits impliquant de tels chocs identitaires. Pour Myriam, cela devient rapidement trop émotionnel (ibid.).
Une étude récente de Stephany Edgerly (2024) révèle que l’évitement des nouvelles n’est pas une démarche simple, mais plutôt un processus qui exige un effort conscient. Selon ses conclusions, préserver sa santé mentale est une motivation courante pour ce choix. Cela se reflète également dans mes entretiens : Myriam n’est pas la seule à exprimer des peurs, frustrations, tristesses et colères devenant parfois insupportables. Edgerly (ibid.) souligne également que cette pratique devient particulièrement complexe lorsqu’elle entre en conflit avec l’identité sociale et politique de la personne. La pression sociale peut renforcer cette difficulté, notamment lorsque les nouvelles ont des conséquences directes dans la vie de tous les jours. Myriam en fait l’expérience lorsqu’elle voit les identités de son père remises en question par des conflits internationaux (ent. 1, 22 mai 2024). Confrontée à l’incompréhension de son point de vue de la part de plusieurs personnes de son entourage, elle décide d’affirmer son droit de vivre, du moins de temps en temps, dans une posture activement désengagée pour éviter que de telles situations se reproduisent (ibid.). Cette posture n’est pas spontanée. Elle y réfléchit avec rigueur depuis ses études post-secondaires. « À l’université, il y avait toujours cette idée de comme, faut s’impliquer politiquement et tout ça. Et puis comme une fois, il y avait quelqu’un qui avait dit […] "oui, mais être […] une minorité racisée, c’est un acte politique en tant que tel." Je suis comme, oh, mais moi je veux juste me lever le matin puis avoir la paix » (ibid.).
Après ses études, Myriam déménage au Québec où elle vit aujourd’hui avec son conjoint, un Québécois anglophone. Son nouvel environnement médiatique suscite des réflexions chez elle. En Ontario francophone, s’informer – en français – lui paraissait simple, car « il y a pas beaucoup de choix […] tu peux comme regarder Le Droit » (ent. 1, 22 mai 2024). Le paysage médiatique québécois lui paraissait plus complexe en arrivant, « parce que la question […] d’identité nationale est très présente ici » (ibid.). Franco-Ontarienne, elle ne se reconnait pas dans cette quête identitaire propre à l’histoire québécoise. Contrairement à son conjoint qui, en raison de son statut d’anglophone au Québec, se positionne clairement dans ce débat, elle adopte une posture d’observatrice extérieure :
Ce discours résonne en moi, ayant immigré au Québec en 2012 depuis l’Allemagne, mon pays natal. Au cours de mes douze années passées dans cette province, où j’ai traversé différentes étapes de statut — étudiante étrangère, résidente permanente, puis citoyenne canadienne — j’ai souvent réfléchi à ma position personnelle et de chercheuse vis-à-vis de la question nationale. Comme Myriam, je ne me reconnais pas toujours dans les discours médiatiques à ce sujet. Cette réflexion a pris une nouvelle tournure depuis mon déménagement récent en Ontario. Ayant emprunté le chemin inverse, je fais maintenant face à la réalité d’un contexte francophone minoritaire, avec une offre médiatique limitée dans ma langue de choix, celle que je parle à la maison, avec mon conjoint et mon fils. Cette expérience a profondément bouleversé mes réflexions sur mes identités franco-canadiennes, québécoises, allemandes, et peut-être même un jour franco-ontariennes. Comme l’explique Maïka Sondarjee (2024, p. 30), en se référant aux écrits de bell hooks, le « sentiment d’appartenance dépasse la simple citoyenneté ou les gènes ». L’emplacement n’est pas le seul facteur déterminant, car pour hooks (cité dans Sondarjee, ibid., p. 31), il s’agit d’une « connexion émotive à un espace et aux gens qui s’y trouvent ». Selon Myriam, cette perspective n’est pas représentée dans la couverture médiatique québécoise (ent. 1, 24 mai 2024).
La posture volontairement désengagée de Myriam se reflète aussi dans ces usages informationnels en ligne. Elle partage rarement l’actualité sur les plateformes numériques comme Facebook, Instagram ou TikTok. « Je veux pas rentrer dans des débats publics. Et puis, c’est une des raisons pourquoi si je vais partager, c’est rare » (ent. 2, 28 octobre 2024). Elle précise que les actualités qu’elle partage sont peu polarisantes, des contenus sur lesquels « on est tous d’accord » (ibid.). Elle est particulièrement frileuse de partager des contenus d’actualité depuis un incident dont elle était témoin sans être directement impliquée. « J’ai une amie […], elle essaie d’être un peu une influenceuse ou je sais pas. […] Et si quelqu’un répond à ses stories puis elle a pas raison, elle lui répond super longtemps [en privé], puis ensuite elle fait un screenshot, puis ensuite elle tague la personne […] pour que tout le monde puisse voir le compte public. […] je trouve ça un peu comme un manque […] de respect de la vie privée et puis de respect des opinions des autres » (ent. 1, 24 mai 2024). Myriam me partage que cette posture se reflète dans son algorithme, surtout depuis qu’elle est devenue mère : « j’ai juste comme des amis, puis des affaires de maman. […]. Ils savent quand quelqu’un est un parent. Puis je poste jamais de mon enfant. Jamais. J’ai même pas dit que j’étais une mère. Ils le savent. Comme, il y a juste ça » sur son fil d’actualité (ibid.).
Depuis le scandale de Cambridge Analytica, alors que la collecte massive de données personnelles à des fins politiques et commerciales a été mise en lumière, le ciblage algorithmique pour la publicité est devenu un phénomène dont les utilisateurs et utilisatrices de plateformes numériques sont de plus en plus conscients et conscientes. Les conséquences sociales, politiques et économiques de ces affordances technologiques de ciblage, souvent plus préjudiciables pour les femmes, et encore davantage pour les femmes racisées ou mixtes, sont largement sous-estimées et encore peu connues du grand public. Dans leur livre Politiser les cyberviolences. Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet (2023, Le Cavalier Bleu), les autrices et cofondatrices du collectif français Féministes contre le cyberharcèlement Ketsia Mutombo et Laure Salmona dressent un portrait systémique de ces conséquences. Des inégalités inscrites dans le design même des technologies aux mécanismes de minimisation des violences en ligne, les autrices explorent comment la domination masculine et blanche affecte la capacité des femmes et des voix marginalisées à se faire entendre sur la Toile. Une étude menée par le collectif révèle qu’en France, « 65 % des femmes âgées de 18 à 35 ans ont déjà subi au moins une forme de cyberviolence » (Mutombo et Salmona, 2023, p. 83). Selon un rapport d’Amnesty International de 2018, cité par ces autrices (ibid.), les femmes racisées sont particulièrement touchées. Ce rapport montre, entre autres, que les femmes noires « courent un risque 84 % plus élevé que les femmes blanches d’être ciblées par des violences en ligne » (ibid.). L’exemple que donne Myriam en entretien n’est qu’une forme de violence parmi tant d’autres. Le désengagement des femmes en ligne ne doit donc pas être interprété comme un simple désintérêt ; il est le symptôme des rapports de force qui défavorisent les femmes, et plus encore celles qui sont marginalisées ou minorisées dans l’espace public numérique.
Mutombo, K. et Salmona, L. (2023). Politiser les cyberviolences Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet. Paris : Le Cavalier Bleu.
Sondarjee, M. (2024). Tu viens d’où? Réflexions sur le métissage et les frontières. Montréal : Lux Éditeur.
Une étude récente de Stephany Edgerly (2024) révèle que l’évitement des nouvelles n’est pas une démarche simple, mais plutôt un processus qui exige un effort conscient. Selon ses conclusions, préserver sa santé mentale est une motivation courante pour ce choix. Cela se reflète également dans mes entretiens : Myriam n’est pas la seule à exprimer des peurs, frustrations, tristesses et colères devenant parfois insupportables. Edgerly (ibid.) souligne également que cette pratique devient particulièrement complexe lorsqu’elle entre en conflit avec l’identité sociale et politique de la personne. La pression sociale peut renforcer cette difficulté, notamment lorsque les nouvelles ont des conséquences directes dans la vie de tous les jours. Myriam en fait l’expérience lorsqu’elle voit les identités de son père remises en question par des conflits internationaux (ent. 1, 22 mai 2024). Confrontée à l’incompréhension de son point de vue de la part de plusieurs personnes de son entourage, elle décide d’affirmer son droit de vivre, du moins de temps en temps, dans une posture activement désengagée pour éviter que de telles situations se reproduisent (ibid.). Cette posture n’est pas spontanée. Elle y réfléchit avec rigueur depuis ses études post-secondaires. « À l’université, il y avait toujours cette idée de comme, faut s’impliquer politiquement et tout ça. Et puis comme une fois, il y avait quelqu’un qui avait dit […] "oui, mais être […] une minorité racisée, c’est un acte politique en tant que tel." Je suis comme, oh, mais moi je veux juste me lever le matin puis avoir la paix » (ibid.).
Après ses études, Myriam déménage au Québec où elle vit aujourd’hui avec son conjoint, un Québécois anglophone. Son nouvel environnement médiatique suscite des réflexions chez elle. En Ontario francophone, s’informer – en français – lui paraissait simple, car « il y a pas beaucoup de choix […] tu peux comme regarder Le Droit » (ent. 1, 22 mai 2024). Le paysage médiatique québécois lui paraissait plus complexe en arrivant, « parce que la question […] d’identité nationale est très présente ici » (ibid.). Franco-Ontarienne, elle ne se reconnait pas dans cette quête identitaire propre à l’histoire québécoise. Contrairement à son conjoint qui, en raison de son statut d’anglophone au Québec, se positionne clairement dans ce débat, elle adopte une posture d’observatrice extérieure :
La question d’identité, surtout au Québec, […] je suis un peu en retraite de ça. […] Je suis pas du côté des Anglos parce que je suis pas anglophone! Je suis pas du côté québécois 100% parce que […] je trouve que oui je suis Québécoise parce que je vis ici et tout ça, mais […] ce qu’on veut représenter comme québécois dans l’article, je me retrouve pas là-dedans (ibid.).
Myriam compare son positionnement à un match de sport qu’elle regarde comme spectatrice sans être une admiratrice impliquée (ibid.). Ce statut n’est pas sans conséquence en matière de représentation et d’accès équitable à l’information : « des fois, j’essaie de trouver des médias ici qui […] me représente plus. Puis, je le trouve moins » (ibid.). C’est finalement l’actualité internationale dans laquelle elle se retrouve davantage (ibid.). Ce discours résonne en moi, ayant immigré au Québec en 2012 depuis l’Allemagne, mon pays natal. Au cours de mes douze années passées dans cette province, où j’ai traversé différentes étapes de statut — étudiante étrangère, résidente permanente, puis citoyenne canadienne — j’ai souvent réfléchi à ma position personnelle et de chercheuse vis-à-vis de la question nationale. Comme Myriam, je ne me reconnais pas toujours dans les discours médiatiques à ce sujet. Cette réflexion a pris une nouvelle tournure depuis mon déménagement récent en Ontario. Ayant emprunté le chemin inverse, je fais maintenant face à la réalité d’un contexte francophone minoritaire, avec une offre médiatique limitée dans ma langue de choix, celle que je parle à la maison, avec mon conjoint et mon fils. Cette expérience a profondément bouleversé mes réflexions sur mes identités franco-canadiennes, québécoises, allemandes, et peut-être même un jour franco-ontariennes. Comme l’explique Maïka Sondarjee (2024, p. 30), en se référant aux écrits de bell hooks, le « sentiment d’appartenance dépasse la simple citoyenneté ou les gènes ». L’emplacement n’est pas le seul facteur déterminant, car pour hooks (cité dans Sondarjee, ibid., p. 31), il s’agit d’une « connexion émotive à un espace et aux gens qui s’y trouvent ». Selon Myriam, cette perspective n’est pas représentée dans la couverture médiatique québécoise (ent. 1, 24 mai 2024).
La posture volontairement désengagée de Myriam se reflète aussi dans ces usages informationnels en ligne. Elle partage rarement l’actualité sur les plateformes numériques comme Facebook, Instagram ou TikTok. « Je veux pas rentrer dans des débats publics. Et puis, c’est une des raisons pourquoi si je vais partager, c’est rare » (ent. 2, 28 octobre 2024). Elle précise que les actualités qu’elle partage sont peu polarisantes, des contenus sur lesquels « on est tous d’accord » (ibid.). Elle est particulièrement frileuse de partager des contenus d’actualité depuis un incident dont elle était témoin sans être directement impliquée. « J’ai une amie […], elle essaie d’être un peu une influenceuse ou je sais pas. […] Et si quelqu’un répond à ses stories puis elle a pas raison, elle lui répond super longtemps [en privé], puis ensuite elle fait un screenshot, puis ensuite elle tague la personne […] pour que tout le monde puisse voir le compte public. […] je trouve ça un peu comme un manque […] de respect de la vie privée et puis de respect des opinions des autres » (ent. 1, 24 mai 2024). Myriam me partage que cette posture se reflète dans son algorithme, surtout depuis qu’elle est devenue mère : « j’ai juste comme des amis, puis des affaires de maman. […]. Ils savent quand quelqu’un est un parent. Puis je poste jamais de mon enfant. Jamais. J’ai même pas dit que j’étais une mère. Ils le savent. Comme, il y a juste ça » sur son fil d’actualité (ibid.).
Depuis le scandale de Cambridge Analytica, alors que la collecte massive de données personnelles à des fins politiques et commerciales a été mise en lumière, le ciblage algorithmique pour la publicité est devenu un phénomène dont les utilisateurs et utilisatrices de plateformes numériques sont de plus en plus conscients et conscientes. Les conséquences sociales, politiques et économiques de ces affordances technologiques de ciblage, souvent plus préjudiciables pour les femmes, et encore davantage pour les femmes racisées ou mixtes, sont largement sous-estimées et encore peu connues du grand public. Dans leur livre Politiser les cyberviolences. Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet (2023, Le Cavalier Bleu), les autrices et cofondatrices du collectif français Féministes contre le cyberharcèlement Ketsia Mutombo et Laure Salmona dressent un portrait systémique de ces conséquences. Des inégalités inscrites dans le design même des technologies aux mécanismes de minimisation des violences en ligne, les autrices explorent comment la domination masculine et blanche affecte la capacité des femmes et des voix marginalisées à se faire entendre sur la Toile. Une étude menée par le collectif révèle qu’en France, « 65 % des femmes âgées de 18 à 35 ans ont déjà subi au moins une forme de cyberviolence » (Mutombo et Salmona, 2023, p. 83). Selon un rapport d’Amnesty International de 2018, cité par ces autrices (ibid.), les femmes racisées sont particulièrement touchées. Ce rapport montre, entre autres, que les femmes noires « courent un risque 84 % plus élevé que les femmes blanches d’être ciblées par des violences en ligne » (ibid.). L’exemple que donne Myriam en entretien n’est qu’une forme de violence parmi tant d’autres. Le désengagement des femmes en ligne ne doit donc pas être interprété comme un simple désintérêt ; il est le symptôme des rapports de force qui défavorisent les femmes, et plus encore celles qui sont marginalisées ou minorisées dans l’espace public numérique.
Pour aller plus loin
Edgerly, S. (2023). Avoiding News is Hard Work, or is it? A Closer Look at the Work of News Avoidance among Frequent and Infrequent Consumers of News. Journalism Studies, 25(12), 1385–1403. https://doi.org/10.1080/1461670X.2023.2293834Mutombo, K. et Salmona, L. (2023). Politiser les cyberviolences Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet. Paris : Le Cavalier Bleu.
Sondarjee, M. (2024). Tu viens d’où? Réflexions sur le métissage et les frontières. Montréal : Lux Éditeur.
Citer ce document
Hübner, Lena, “Éviter les nouvelles pour se préserver : le parcours de Myriam entre actualité et identité,” Naviguer les méandres du numérique : voix plur·iel·les contre le racisme, la misogynie et autres violences en ligne, consulté le 14 mars 2025, http://omeka.uottawa.ca/voix-plurielles/items/show/9.