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Entrevue avec Sara Moisan et Christian Ouellet, 7 mai 2021, mené par Joerg Esleben en ligne sur Zoom

Joerg Esleben (JE) : Bienvenue à Sara Moisan et Christian Ouellet, co-créateurs du spectacle Le petit cercle de craie par la compagnie La Tortue Noire. Est-ce qu’on peut commencer avec une petite introduction? Est-ce que vous pouvez vous introduire un peu, votre cheminement au théâtre?

Sara Moisan (SM) : Oui. J’ai commencé le théâtre quand même assez jeune. J’en ai fait déjà au secondaire; du secondaire 1 au secondaire 5 on avait des très bons cours d’art dramatique. Notre école, on avait une professeure qui avait travaillé entre autre avec Robert Lepage, qui était excellente, qui nous donnait entre autre le goût de poursuivre dans le théâtre. Et après ça, je me suis en venue à Jonquière pour étudier au Cégep en arts et lettres. J’avais entendu parler du programme concentration en théâtre ici à Jonquière comme un bon programme, puis effectivement j’ai appris une bonne partie des bases là, de mes capacités de comédienne. Et ensuite j’ai poursuivi à l’Université de Québec à Chicoutimi dans un bac interdisciplinaire en arts, et ensuite à la maîtrise en arts, interdisciplinaire toujours, mais avec une concentration sur le théâtre. Au départ j’étais comédienne pour le théâtre, mais doucement j’ai glissé vers la marionnette, entre autre sur un projet qui s’appelait Kiwi. C’est une metteur en scène d’ici, Guylaine Rivard, qui est venue nous chercher, moi et mon collègue Dany Lefrançois, codirecteur artistique de La Tortue Noire, et elle nous a demandé de participer à ce projet-là qui incluait du théâtre d’objets, de la marionnette. C’était la première fois, en 2006, que je touchais aux arts de la marionnette. Ce spectacle a été très bien reçu et on s’est mis à faire beaucoup de tournées et on a poursuivi ensuite avec d’autres spectacles. On a fondé ensuite la compagnie de La Tortue Noire, qui a continué à créer des nouveaux spectacles.

JE : Et vous, Christian?

Christian Ouellet (CO) : Un peu comme Sara je me suis intéressé de très, très jeune au théâtre, toujours été fasciné par le théâtre, mais dans tous ses aspects, autant le jeu que les costumes, les décors, les rideaux, les castelets, j’étais fasciné par ça, et c’est ce qui m’en a fait faire toute ma jeunesse. Je me suis inscrit aussi dans un programme d’arts et lettres, mais au Cégep de Saint-Félicien au Lac-Saint-Jean pour ensuite faire une bifurcation en histoire de l’art à l’UQAM. Il fallait peut-être que je parte un peut plus loin pour réaliser qu’il y avait le bac interdisciplinaire en arts à Chicoutimi. Ils venaient de construire un nouveau pavillon des arts, un petit théâtre élisabéthain transformable - de tout ça j’étais très attiré. J’ai dit: « Tiens, c’est bien beau l’histoire de l’art mais je vais continuer en théâtre, aller au bout de cette idée là. » Puis c’était une des meilleures idées que j’ai eue de revenir à Chicoutimi pour poursuivre mes études. C’est à partir de là que j’ai été engagé par des compagnies de théâtre professionnel ici. Le premier engagement professionnel que j’ai eu c’était avec les Têtes Heureuses, qui est une compagnie de théâtre en résidence à l’université, et c’était pour jouer Richard II de Shakespeare. Puis ensuite, bon, la mise en scène, le jeu, différents contrats, différentes pièces, burlesques, classiques. Il y a une dizaine d’années à peu près on m’a approché pour remplacer quelqu’un dans un spectacle jeune public, spectacle marionnettes, et c’est comme ça que ça m’a conduit vers la marionnette aussi que développer la collaboration avec Sara.

JE : Comment avez vous deux appris ce que vous savez sur Brecht? Comment avez vous rencontré ses œuvres et ses idées pour la première fois? Quelles rôles ses œuvres et ses idées ont-elles joué dans votre éducation et cheminement, votre formation?

SM : Bien, moi j’ai eu une première rencontre avec Brecht assez jeune. C’était en 1995, une version du Cercle de craie caucasien qui avait été faite au Trident – parce que on habitait dans la région de Québec, à Saint Raymond de Portneuf qui n’est pas très loin de Québec, et on allait souvent au théâtre avec mes parents à Québec. On allait voir beaucoup de théâtre pour adultes même si on était à ce moment-là des adolescentes, ma sœur et moi. Donc ils nous avaient amené voir cette Cercle de craie caucasien monté par le Trident, et j’avais vraiment adoré cette pièce-là. J’ai un souvenir assez vague, quand même; je pense que j’avais pas tout saisi l’histoire à l’époque, mais j’avais saisi l’énergie - c’était une grosse troupe qui étaient beaucoup de comédiens, qui avait beaucoup de costumes, des très grosses scénographies; donc ça m’avait vraiment impressionné et ça a contribué beaucoup, je pense, à mon désir de continuer aussi en théâtre. Bon, j’ai pas fouillé à ce moment-là plus sur qui était Brecht, tout ça, et c’est davantage à l’université par le cours d’histoire de la mise en scène, qui était donné par Rodrigue Villeneuve à l’époque, où on a beaucoup étudié Brecht, ce qu’était la distanciation. On a monté des cabarets aussi, souvent à la fin de la session, monté des chansons, quelques-uns jouant du piano, d’autres faisaient la batterie. Puis on apprenait des chants de Mahagonny, par exemple. Donc on avait beaucoup de plaisir - pour moi Brecht c’est associé au plaisir beaucoup.

JE : Et Christian, vos premières rencontres avec Brecht?

CO : Bien, la première rencontre a eu lieu dans ce que vient de décrire Sara; c’était à l’université dans le cours de Rodrigue Villeneuve. C’est Rodrigue Villeneuve qui m’a fait découvrir Brecht à travers les songs, à travers des extraits de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny entre autres, tout ça, et puis en expérimentant aussi, parce que c’était le désir de Rodrigue Villeneuve de nous faire expérimenter - même si c’était un cours théorique, l’histoire de la mise en scène - , de monter des extraits. Et plus tard aussi, je pense que ça a influencé beaucoup, je dirais, les travaux scolaires, les représentations dans le camp scolaire que nous faisions. Je pense à Ubu d’Alfred Jarry, qui avait quelque chose de très Brecht aussi - je pense qu’il y a peut-être aussi un petit clin d’œil que Jarry et Brecht peut-être se font quelquefois, quand Jarry parle du théâtre qui se voit par exemple. Il y avait de ces choses-là dont Rodrigue Villeneuve nous parlait aussi, nous faisait expérimenter. Donc je dirais que c’est ça mon premier contact avec Brecht.

JE : Donc, dans ces rencontres à l’université, avez vous parlé des idées théoriques de Brecht aussi?

SM : Oui, on a lu Le petit organon.

CO : Bon, est-ce que j’en comprenais tout le sens et la portée? Peut-être pas. En fait c’est plus quand on me donnait des exemples concrets que je comprenais, parce que, bon, je comprenais que c’était l’idée d’aller à l’encontre de la voie théâtre d’illusion qu’on avait dans le théâtre italien ou dans le théâtre français, par exemple. Donc au contraire, de rappeler au public qu’on est au théâtre. Puis, de faire un lien avec Shakespeare aussi, qui nous annonce où on est, toujours dans le même décor, et puis de nous annoncer par des pancartes tout simplement où est-ce que nous sommes, par quelques meubles. Puis le tour est joué, on est dans un autre palais ou tout autre univers. Et là tout à coup je saisissait ce que ça voulait dire. Ce que je comprenais peut-être moins c’était le sens qu’avait par exemple les parties chantées. Est-ce que c’est le personnage qui chante? Est-ce que c’est l’acteur? Est ce que c’est un peut les deux? Est-ce que c’est l’acteur qui chante « son personnage » entre guillemets? Bon, c’est tout ça qui est un peut difficile à saisir, je dirais, à travers de l’ouvrage théorique.

SM : Mais son approche très politique aussi du théâtre, dans la distanciation. Moi je comprenais bien ce que ça voulait dire d’un point de vue concret sur la scène, mais après, bon, toutes ses revendications par rapport à la société, tout ça, je pense que c’est quelque chose qui était peut-être plus difficile à saisir à cette époque-là.

CO : Le biais de le remettre dans son contexte historique aussi, sur un ligne du temps. C’était un cours de l’histoire de la mise en scène, avec quelques heures sur Brecht seulement, finalement.

JE : Alors, avant la création du Petit cercle de craie, avez vous participé à d’autres productions ou projets impliquant Brecht?  Avez vous jamais fait une production d’une autre pièce de Brecht?

SM : Non, appart à l’université dans les petits extraits qu’on avait travaillées mais sinon pas de production complète, non.

CO : Moi non plus, sinon peut-être dans certaines mises en scènes que j’ai fait, même pour des théâtres d’été, qui avaient quelque chose conscient ou non du décrochage - pour le moment je mets « décrochage » entre guillemets - où tout à coup les personnages se mettent à ... j’aimais bien l’idée qu’on utilise les lieux ce qu’on sache qu’on est au théâtre, qu’on brise le quatrième mur. Est-ce que c’est quelque chose de Brecht là dedans? Peut-être. À quel point c’était conscient? A quel point les personnages sortaient de la situation, se mettaient à danser ou à faire du lip-sync ou à faire une chorégraphie un peu absurde? Bon, tout ça ... de marquer les changements de lieux de façon très théâtral, dans une théâtralité qui est presque « enfantine », est-ce que tout ça avait quelque chose de Brecht? Peut-être.

JE : Alors, parlons du Petit cercle de craie. Pourquoi la décision d’utiliser le Cercle de craie caucasien pour ce projet?

SM : Bien, c’est moi en fait qui ai choisi ce texte-là pour diverses raisons. J’avais envie de monter un projet en théâtre d’objets, j’avais envie de le faire avec Christian au départ parce que on avait fait de projets ensemble, on a été frère et sœur dans La cerisaie par exemple. J’étais comédienne dans des projets que Christian ait mis en scène, donc il y a avait le désir de travailler avec Christian. Et il m’avait parlé souvent de ce fameux petit théâtre qu’il faisait dans sa grange, au deuxième étage, je pense, de la grange, qui était un théâtre qu’il faisait avec des rideaux, puis des bouts de ficelle, puis bon, j’imagine que j’ai eu une idée assez romantique de la chose dans ma tête, j’ai du m’en faire une image. Et j’avais envie qu’on fasse un projet ensemble qui serait un peu dans cet esprit-là. Et on cherchait des textes. J’ai lu plusieurs textes; ce n’est pas le premier texte qui m’est venue en tête, mais à force de chercher j’ai repensé à ce texte-là que j’avais découvert adolescente. Et je me suis dit « ah, le côté épique du travail de Brecht se colle bien au théâtre d’objets », parce que par le théâtre d’objets ... bon il y a une sorte de distanciation dans le théâtre d’objets. On montre les choses, on est très complice avec le spectateur; c’est une convention avec lequel le spectateur et dans lequel il doit adhérer, dans le fond, pour suivre. Et ça faisait écho aussi avec ce que je vivais dans ma vie à ce moment-là, le questionnement principal de la pièce qui par rapport à l’attachement qu’on a d’un enfant qui est pas le nôtre, avec lequel on n’a pas de lien de sang. Je vivais des choses personnelles, des séparations, nouvelle rencontre avec un conjoint qui avait déjà des enfants. Ce conjoint venait de se séparer alors qu’il avait élevé pendant dix ans un enfant, donc il vivait une rupture avec cet enfant-là. Donc pour moi il y avait un écho très actuelle encore dans ce texte-là, je voyais vraiment des liens avec beaucoup de gens autour de moi aussi qui vivaient ce type de questionnements par rapport à l’amour qu’on a pour un enfant qui n’est pas nécessairement notre enfant de sang. Donc ça m’a donné l’idée de travailler Le cercle de craie, mais à partir du point de vue de Groucha, autour de ramener ce récit immense qui rassemble je sais plus combien de personnages, mais de le ... pas de le réduire, naturellement l’idée ce n’est pas de réduire le texte de Brecht ... mais de se concentrer sur le fil conducteur qui est le périple de Groucha.

CO : C’est bien amené, Sara, oui. Sara m’a très très bien implanté en me remémorant le théâtre dans la grange et le théâtre bricolé, et en me remémorant aussi le plaisir que nous avions ensemble de monter la petite crèche sous l’arbre de noël. Parce qu’elle m’a dit, connaissant très bien sa bête, « on va jouer dans la crèche », et à partir de là elle m’avait. Et elle m’a parlé de ce texte, que je trouvais très intéressant, les raisons pour lesquelles elle le voulait faire. Puis c’est comme ça que j’ai embarqué là-dedans. Aussi parce que j’aime beaucoup travailler avec Sara. On se rejoint sur beaucoup de points tant dans la façon de travailler que dans les goûts.

JE : Et vous avez travaillé tous les deux à l’adaptation du texte.

SM : Oui, on a fait l’adaptation ensemble. On a fait une première adaptation, on a fait une première série de choix, mais on a travaillé le texte tout au long de la mise en scène aussi. Parce que la marionnette, le théâtre d’objets, ça demande une présence différente du texte, je dirais. Il faut laisser place à l’image, des fois il faut être un peu moins verbeux que dans le théâtre d’acteurs. Donc on se disait « bon, cette scène-là pour nous elle est importante, on veut la garder, qu’est-ce qu’elle dit, qu’est-ce qui est essentiel dans cette scène-là qu’on ne veut pas couper? Mais comment on peut des fois alléger le texte pour permettre d’en faire une scène qui va être viable avec l’objet où la marionnette? »

CO : Oui, c’est un travail où on s’est penché vraiment sur le texte, où on a appris à l’étudier, à l’aimer d’une certaine façon. Puis ensuite dans ces choix-là de faire des tests, si je peut dire, mais vraiment avec des ciseaux à bouts ronds et de la colle à bricolage, puis vraiment de découper les bouts de textes, puis voir comment on pouvait les placer - vraiment assis par terre dans le salon avec nos petits bouts de phrases, puis de voir vraiment comment, sans perdre l’esprit d’une scène par exemple. Parfois même texte qui était fait pour être dit, de se dire, nous, « ah, tiens, ça ferait tellement une belle chanson ». Donc d’imaginer, de rêver à que pourrait être ce chanson-là, et ensuite de la mettre à l’épreuve, cette version copier-coller, littéralement; de l’essayer à travers des exercices.

SM : Mais il faut dire que, même si on a adapté, on ne voulait pas faire une réécriture québécoise de la pièce. On voulait vraiment garder le langage brechtien, de faire entendre sa rythmique, son type de phraser, donc c’était d’aller piger dans les scènes, dans le texte, mais sans le déformer.

CO : Oui, surtout pas, c’est ça. C’est sur qu’on a travaillé avec la traduction, mais la traduction quand même suggère une langue, suggère un phrasé comme dit Sara, un rythme aussi, un drôle de choix d’ordre de mots parfois ou de construction de phrases, qui vient pas spontanément du langage quotidien tout le temps, et c’est tant mieux, c’est ça qu’on voulait justement.

JE : Oui, je voulais savoir en fait comment vous avez trouvé la traduction de Proser. Vous trouviez le texte aménageable pour votre projet alors?

CO : Oui, parmi les quinze traductions que j’ai lu de ce texte c’était ma préférée ... c’est pas vrai, je n’ai pas fait ça. Je dois admettre que c’est Sara qui a fait le choix de la traduction. Peut-être elle sait qu’est-ce qui l’a attiré vers celui-là plus qu’une autre; peut-être parce que c’était celle qui avait utilisé au Trident, je sais pas, je pose la question à Sara.

SM : Je ne sais pas; je ne me souviens pas pourquoi cette version-là. Je ne sais pas si j’en ai trouvé d’autres disponibles en français.

CO : C’est ça l’affaire, ou disponible ici.

JE : Mais en tout cas ça n’était pas un obstacle pour vous, le langage de la traduction. Et vous avez en partie déjà répondu à la prochaine question: quels principes et décisions ont guidée l’adaptation du texte - le focus sur l’histoire de Groucha, bien sur, et les besoins du théâtre d’objets et de marionnettes. D’autres considérations?

SM : On a enlevé un peut ... on à décontextualisé un peut, je dirais. Dans le prologue Brecht situe vraiment l’action dans un kolhkoze de l’Union soviétique dans le Caucase, c’est un conflit entre deux villages, et tout ça. Nous on n’est pas parti de ce contexte de départ-là, donc notre prémisse c’est vraiment ... ça reste des conteurs, on gardait cet aspect-là - c’est un conte - mais on est plutôt comme les deux conteurs dans la grange. Donc pour le spectateur on situe pas nécessairement l’action de la situation initiale du conte dans le contexte que Brecht avait donné au départ. On a gardé le récit de ce qui se passe, quand même, dans les montagnes caucasiennes, donc nos conteurs vont raconter ce même récit-là qui se passe dans le Caucase. Mais tout l’aspect mise en scène pour nous pourrait se passer par exemple au Québec. Par exemple nos costumes font plutôt référence à des écoliers québécois d’écoles classiques des années 1950. Même nos références culturelles qu’on a intégré dedans, par exemple des petites références à la religion catholique, la petite Groucha qui est représentée par l’illustration de Marie.

CO : Oui, je trouve ça très juste ce que tu dis. C’est vrai, le côté de nos costumes qui ont un peu l’air des uniformes. On a gardé du prologue l’idée de la collation, de la petite dégustation de quelque chose, une question de manger. Nous, on l’a contextualisé vraiment en manger du fromage en grain. Et c’est vrai aussi que très vite ça s’est imposé dans le choix des objets qu’on voulait rester dans une certaine époque, je dirais pas trop dépasser les années 1960, rester aux années 1940. Mais c’était pas pour faire un parallèle religieux ou être iconoclaste au départ, même si les liens par après-coup nous apparaissent comme peut-être évident - l’idée de l’enfant précieux qu’on sauve, l’idée de devenir parent de cœur si on veut. Il y a toutes sortes de parallèles qu’on peut faire, mais au départ, utiliser par exemple l’image de Marie, c’était juste parce que ça correspondait à l’univers qu’on sortait, de se dire qu’on joue en quelque sorte justement les écoliers qui ont ouvert leur livre d’image et leurs coffres dans le grenier ou je ne sais trop, qui ont pris ce qu’ils avaient sous la main, en même temps que les références soient pas du Caucase mais qu’elles nous appartiennent aussi, qu’elles font partie de la culture québécoise, canadienne française, etc.,  même dans les clichés à la limite, je dirais. Et puis de trouver une mère avec un enfant dans ses bras, l’image de Marie, c’est une image universelle que tout le monde reconnaît tout de suite. Car ensuite est apparu le petit Jésus de Prague avec la couronne sur la tête, parce que ça se prêtait à tout ça. Mais vraiment c’était pas pour en faire un spectacle catéchétique.

JE : Est-ce que le jeune public cible a joué un rôle dans les décisions, dans l’adaptation?

SM : Oui, c’est sûr quand on voulait que ce soit un spectacle tout public, donc familial, que ce soit accessible à des plus jeunes. Donc de là l’idée aussi d’en faire un spectacle un peu plus court, un peu plus allégé aussi. C’était un des objectifs, de faire découvrir ce texte-là, de faire découvrir Brecht à des publics scolaires par exemple. Mais on le joue avec des jeunes à partir de dix ans, ce spectacle-là, donc avec une préparation bien entendu sur qui est Brecht, un peu sa langue, les personnages, le récit, parce que ça reste quand même un peu complexe à partir de dix ans à comprendre. Mais avec une bonne préparation le spectacle rejoint très très bien les jeunes.

CO : Et je veux te rappeler, Sara, La Tortue Noire, vous avez vraiment conçu un beau cahier pédagogique, bien illustré, complet, intéressant. Mais c’est sure que ce contexte-là nous a obligé évidement à faire des choix aussi, le fait aussi que ce soit de théâtre d’objets, comme par exemple de mettre de côté toute la ... parce que vraiment une partie, tout à coup on bascule plus dans l’univers du juge; et c’est un personnage extra, et tout ce qui l’entoure, le procès, les deux vieux, le couple de petits vieux qui veut divorcer, tout ça c’est exquis, mais là on s’éloignait, je dirais, de notre ligne. Brecht lui même s’en a éloigné, on dirait. Mais bon, il a fallu sacrifier des choses que nous aimions, à l’égard de notre ligne directrice, pour être cohérent.

SM : Il y a le caractère des personnages aussi, des personnages qui sont méchants dans Brecht. Le mari qui n’est pas fin avec Groucha, le soldat qui, bon ...

CO : Il y a beaucoup de masculinité toxique.

SM : Oui! Donc il fallait trouver une façon de quand même évoquer cet aspect-là, pas l’évacuer complètement parce que ça aurait été un peu l’édulcorer, mais de trouver une façon de l’évoquer pour que ça puisse être quand même compris par les jeunes mais que ça les heurte pas en même temps.

CO : Oui, c’est ça, de relever des questions très délicates où il est carrément question de sexualité, faut pas se le cacher, puis de l’agression, de brutalité; on pense par exemple à l’espèce de brigadier qui se met à s’approcher de Groucha, puis on sent qu’elle est en  danger. Elle est toute seule aussi, c’est une femme seule qui part. Le fait qu’elle sera dans ce mariage arrangé absolument absurde; on pense que cet homme-là va mourir, Youssoup. C’est ça, aussi, il est lâche, il a peur, cet homme-là - un grand peureux, mais il terrorise Groucha. C’est cette palette pensé à côté de ça. Mais jusqu’où on va quand on dit « ouvre les jambes et laisse moi me contenter, te rendre des enfants », tout ça. Ça, encore une fois, napper tout ça de sucre de bonbons, comment on arrive à ... mais je pense que c’est en disant tel qu’il est écrit la plupart du temps. C’est ce qu’on a fait, sauf dans des cas - c’est pas tant une question d’âge, Sara, corrige-moi si je me trompe, mais si on sentait que le groupe était particulièrement turbulents ou pas préparé; à ce moment-là on prenait juste « dieu t’a fait un sexe et toi qu’est ce que tu fais? »,  on changeait pour « dieu t’a fait femme et toi qu’est ce que tu fais? » Mais c’est tout;  je crois que c’est à peu près ça.

SM : Oui, puis après c’est au niveau de ce qu’on montrait en images qu’on choisissait des fois selon l’âge du public. C’est niaiseux, c’est vraiment une scène où ça se passe en ombre, le mari lève le poing mais ça donne que ça a l’aire d’une érection finalement. Ça pourrait évoquer cela.

CO : Mais comme certaines peuvent être heurtés, bon, il faut être très prudent, puis nous aussi pour être plus à l’aise, pour être certain de ne pas heurter des sensibilités ou de se retrouver devant des représailles surprenantes et inattendues, on s’est dit, on va se calmer.

JE : Vous parlez des parties délicates du texte. Quels étaient les autres défis? Et j’ai trouvé très convaincant la scène avec les bottes, par exemple, les bottes représentant l’officier, le soldat, et l’intimation d’une violation, mais pas exactement, et je pense que c’est un exemple de ce que vous venez de dire.

CO : Oui, c’est ça, parfois c’est plus - c’est bête à dire, mais parfois c’est plus terrible et plus évocateur de le faire avec la marionnette ou avec l’objet. En fait, la marionnette a des possibilités que d’essayer de le faire en deux acteurs parfois c’est moins évident.

SM : C’est notre imaginaire qui poursuit. On ne fait que faire passer la botte tout près de la jambe de Groucha, mais après le spectateur dans sa tête fait le reste. Ce qui est intéressant avec la marionnette et l’objet, c’est qu’on peut évoquer par un objet très simple, et tout le reste de l’univers va se faire dans la tête du spectateur. Mais un de bons défis aussi c’est qu’on a décidé de le monter à deux seuls acteurs alors qu’au départ c’est fait pour une douzaine d’acteurs peut-être. Il y a beaucoup de personnages à représenter, donc un des défis c’était comment on fait pour que les spectateurs nous suivent aussi dans ce récit-là où on doit changer régulièrement de personnages. Donc il y a beaucoup de personnages qui sont interprétés par Christian. Moi je fais principalement le personnage de Groucha; je fais un petit peu également la mère, Natella Abashvili, qui est aussi interprétée à la fin par Christian, notre Natella.

CO : Oui, mais c’est ma préférée, parce que je l’aime tellement - quelle déplaisante.

SM : Donc c’est comment faire comprendre aux spectateurs la convention du changement de rôle, de personnage. Au moment où on touche un objet tout à coup on se met à prêter notre voix, prêter notre jeu à ce nouveau personnage-là. Un même personnage aussi est représenté par différents objets; par exemple à Groucha, elle est représentée par la toute petite Marie, il y a la carte en deux dimensions de Marie, il y a le masque qui est à la fois travaillé comme un objet, donc extérieur sur le genou à distance du visage, qui est porté un court instant vraiment comme un masque. Donc c’est de faire comprendre au public par notre jeu, par les regards et tout, que c’était toujours le même personnage mais qui change de dimension, qui prenait une autre forme, qui était tout à coup incarné, puis ensuite devenait moins incarné, qui était plus porté à distance.

CO : Oui, c’est ça, qu’on la reconnaisse par son iconographie, si je peux dire, par la bonne femme dans le cadre aussi. Je crois que c’est une peinture de Chardin, où on voit une servante plumée préparer un repas, je crois c’est une scène de genre; mais c’est ça - elle aussi c’est Groucha, c’est toujours Groucha. Puis le défi c’est ça, c’était qu’on fasse en sorte qu’on comprenne toujours que c’est elle.

JE : Et comment s’est déroulé le travail sur tout ça, sur la choix des des objets et la mise en scène avec les objets, les marionnettes et les figurines et tout ça? Pouvez vous décrire un peu le processus?

SM : On a commencé par monter un extrait en fait. On a commencé par le milieu du spectacle. Donc on a monté une section d’une dizaine de minutes pour justement essayer le principe du changement d’échelle, la représentation du personnage de Groucha en différents formats, et éprouver aussi le concept scénographique avec les boîtes de bois qui se déplacent, qui changent pour nous faire voyager dans le paysage. Donc ça c’était la première section qu’on a fait.

CO : Comme le résultat aussi du laboratoire, si on veut, de la recherche.

SM : C’est sûr qu’on a eu beaucoup de temps de recherche d’objets. Il faut trouver le bon objet, donc on fouille beaucoup dans les marchés aux puces, ici et là, dans ce qu’on a aussi d’objets chez nous qui nous viennent à l’idée, que le texte évoque. Mais aussi par ses erreurs; souvent on va essayer un objet et dire « oui, c’est ça », mais c’est pas tout à fait ça, il manque une dimension. Par exemple, pour trouver notre gouverneur Abashvili, on a travaillé longtemps, on a eu plusieurs versions du gouverneur, puis finalement dans un marché aux puces on a trouvé cette espèce de vache-cochon, je sais pas exactement.

CO : Oui, c’est comme de l’art naïve, on sait pas trop, on dirais que c’est une vache ou un cochon, mais en tout cas, c’est un animale.

JE : C’est une abomination.

SM : Une abomination esthétique effectivement.

CO : Il y a  quelque chose de sympathique en même temps, curieusement, avec sa petite couronne, sa salopette, mais on comprend que c’est un grossier personnage. Mais le choix de Simon, aussi, ce cher Simon n’était pas évident à trouver; on essayait toute sorte de Simon, mais ça fonctionnait pas, puis ce bon gars ...

SM : On cherchait des objets qui évoquaient les traits caractères, par exemple comme le gouverneur, c’est son trait caractère que c’est un salaud.

CO : Un porc; du moins c’est comme ça qu’il est perçu par la population.

SM : Donc d’aller chercher le pop pour le soldat; comme dit Christian, bon, ces côtés un peut bon enfant du soldat, à la fois viril, rassurant ...

CO : Viril et enjoué, sympathique, farceur ... bon, on l’aime, Simon. Et là on trouvait pas le bon. C’est en farfouillant dans des vieilles revues, je pense, Sara, dans des magazines qu’on est tombé sur l’affaire archiconnue, une pub de Coca Cola qui date de la deuxième guerre mondiale probablement, puisque c’est le soldat qui marche tout content avec son beau manteau, et on a fait « ahhh, Simon! », qui est donc sympathique.

JE : Et puis vous avez préparé cet image en découpant la figure de Simon et après la recollant - c’est très intéressant ce que vous avez fait avec l’image encadré et puis on peut isoler la figurine.

SM : Oui, qui sort du cadre.

CO : Oui, ça fait un peut penser à la bergère et le ramoneur, ces deux personnages qui n’allaient pas ensemble au départ, bon, et puis nous on les a fait se rencontrer et ils se plaisent beaucoup.

SM : Puis en même temps c’est des cartes qu’on aurait pu retrouver sur nos murs justement à l’époque, un côté un peu populaire, Chardin, les reproductions, son côté un petit peu parfois kitsch.

JE : Comme la belle-mère par exemple?

CO : Oui, la belle-mère, ah, ça c’est une belle histoire; ça vaut presque la peine qu’on la raconte. On rêvait de quelque chose d’un peu surnaturel, d’un peu effrayant, et vous savez, dans ces maisons quand ces portraits dans leur cadre ovale qui nous fixent, ces gens à l’époque victorienne qui souriaient pas parce qu’on souriait pas sur les photos, c’est trop important pour se permettre de sourire. Puis parfois ils ont des allures, comme dirait Théophile Gautier, de spectre. Puis là - « c’est ça qu’on veut, c’est ça qu’on veut » - mais on n’a trouvé pas de dame épeurant, puis chez un brocanteur ici en ville, il a dit « mais moi j’en ai un cadre ovale comme ça, mais c’est pas une femme dessus, c’est un homme ». C’est un jeune prêtre qui avait une très belle chevelure, un très beau jeune homme, on dirait un jeune vicaire, un jeune prêtre qui sort du séminaire tout beau, tout fringant. Il a une aire très gentil d’ailleurs. C’est un pauvre homme oublié dans le fond de back-store de brocante, et puis Sara a tout de suite compris que ce jeune vicaire allait faire du théâtre et qu’il allait se travestir en belle-mère. Donc avec l’aide du père de Sara, qui est un artiste en art visuel, les deux ensemble ils ont déguisé, costumé, et rafistolé le jeune prêtre en belle-mère. Maintenant il nous suit partout au théâtre plutôt d’être oublié dans le fond d’une garde-robe; maintenant il fera un tour avec nous.

JE : Parlez-moi de la rôle de la musique dans le spectacle. Quels étaient les buts d’introduire les chansons et la musique sur les instruments jouets?

SM : J’avais envie que la musique soit jouée en direct mais de ramener la musique également dans un univers qui était plus proche de nous, de rester dans cette idée du Québec des années 1950, d’aller vers quelque chose musicalement qui était plutôt folk, donc loin quand même des orchestrations comme on est habitué dans les pièces de Brecht. Et donc des chansons qu’on pourrait arriver à interpréter, Christian et moi, quand même assez ... pas facilement, mais qui ne demandaient pas quinze voix non plus ni des harmonies très complexe. L’idée c’était aussi de travailler avec des instruments qui étaient à notre porté et qui rappelaient aussi encore une fois l’univers en plus de l’enfance, le petit piano jouet, le petit ukulélé, la guitare miniature, tout ça. On a demandé à un compositeur de Chicoutimi de recomposer des nouvelles mélodies. Donc on n’a pas utilisé les mélodies de Paul Dessau originales, on a vraiment fait composer de la musique spécialement.

CO : Oui, surtout qu’il y avait des moments qui étaient parfait pour être chantés au départ ou que nous, on avait décidé de chanter aussi avant de faire appel à ce compositeur-là, qui a fait de la conception sonore, qui a travaillé beaucoup avec La Tortue Noire d’ailleurs. Pour le résultat de laboratoire on avait inventé nous même la chanson, qui serait plus proche d’Angèle Arseneault, mais par la suite on a fait appel à Guillaume Thibert justement pour pouvoir pousser ça plus loin. Puis moi, au niveau de jouer un instrument, je suis assez limité, on l’aurait vu, c’est le balalaïka, la bouteille et la cuillère, ça c’est les limites pour moi, tant que Sara est plus talentueuse au niveau des instruments. Mais c’est important qu’on puisse faire la musique et chanter aussi.

JE : Est-ce que la musique joue un rôle dramaturgique, disons, pour mettre des emphases ou des pauses? Qu’est-ce que vous en pensez?

SM : Oui, en fait elle nous permet souvent de faire le lien, je pense, entre deux scènes ou de basculer à nouveau dans une nouvelle ambiance. Par exemple, si je prends toute la poursuite dans la montagne, où Groucha se sauve, elle est proche de tomber du pont, qui est un passage où il y a beaucoup de tension dramatique, et ensuite pour passer au moment où elle est seule avec l’enfant, bon, ça se fait par la musique, par la berceuse à l’enfant. Plus tôt dans le spectacle, par exemple, quand les soldats partent on a une chanson qui va accompagner vraiment le changement de lieu, de temps, donc cela va marquer comme ça des passages d’une scène à l’autre.

CO : Aussi, peut-être parfois ça sert, je dirais, d’articulation de la pensée du personnage. Comme par exemple Groucha et Simon, ces deux maladroits, et surtout ils ont pas le temps de se faire la cour tant que ça. Et c’est à travers la chanson quand elle lui dit « je vais t’attendre, pendant que tu ne seras pas là, il n’y aura pas de bottes devant la porte, je serai là à ton retour » - elle lui chante tout à coup, c’est comme si c’est l’articulation de sa pensée plus profonde. Même chose avec la chanson dans la montagne où finalement à travers la chanson c’est une sorte de baptême symbolique, où elle change aussi les vêtements de l’enfant. Tout à coup c’est comme si à une manière symbolique à travers cette chanson elle faisait de Michel le sien.

SM : Puis souvent la chanson va nous permettre aussi de briser justement le quatrième mur. C’est des moments où on ramène le spectateur dans la réalité du conte. Donc on sort un peu - on reste dans l’histoire mais on leur rappelle qu’on est au théâtre, qu’on est en train de raconter cette histoire-là. Donc en brisant le fil du récit par la chanson, ça nous permet justement d’être un peu dans cette distanciation brechtienne.

JE : Oui, en fait c’était ma prochaine question: avez vous consciemment utilisé des concepts théoriques de Brecht, et ça, c’est un exemple, la distanciation par la musique, aussi par les objets. Est-ce qu’il y a d’autres concepts que vous avez utilisé? Et peut-être un peu plus spécifiquement, parlez-moi de votre compréhension du théâtre épique. Vous avez mentionné ça avant. Comment est-ce que ça fonctionne dans ce spectacle?

CO : Il y a d’abord l’idée de jouer à faire semblant; on joue à faire semblant et tout à coup les protagonistes se font prendre au jeu et le spectateur se fait prendre au jeu aussi. On se rappelle toujours qu’on fait semblant, on joue à faire semblant, et l’idée épique de ça, c’est peut-être le lien avec le théâtre d’objets dans lequel excelle Sara.

SM : On est nécessairement dans la distanciation avec l’objet ou la marionnette. Si je prends par exemple la fin où on se déchire l’enfant dans le cercle de craie, où on déroule un parchemin qui est une image de l’enfant Jésus, donc on a l’image du déchirement parce que c’est une feuille de papier, c’est risqué qu’on la déchire en tirant dessus réellement, mais c’est pas un acteur qui est l’enfant, on n’est pas dans la situation réelle. Donc le spectateur sait très bien qu’on est au théâtre, que tout ça est faux. Mais malgré tout les spectateurs ressentent l’émotion, et il y en a qui viennent avec les larmes aux yeux dans cette scène.

CO : Oui, c’est vrai, c’est capoté ça, parce que des enfants à la Maison Théâtre, par exemple, des adolescents [...] se laissaient émouvoir par cette scène que décrit Sara. Ça nous avait agréablement surprise. Ils ont accepté ce jeu là.

SM : Mais ils adhèrent complètement à la convention. Et le côté épique par le jeu des échelles, je pense qu’on est allé chercher vraiment un caractère parfois épique. Par exemple, si je prends le petit personnage, la petite Marie qui est dans un cadre un peu japonisant, une aquarelle où tout à coup on est dans quelque chose d’immense mais alors qu’on le représente dans une miniature. Ça devient presque cinématographique, le récit, par l’utilisation de l’objet. Mais c’est sûr que en ayant choisi de concentrer l’histoire principalement autour de Groucha, de son conflit intérieur, on perd un peu je dirais peut-être l’aspect épique de Brecht. On est moins dans le récit social.

JE : Ce que vous dites aussi soulève une question intéressant: comment est-ce qu’on peut faire la distanciation pour les publics enfants? C’est une toute autre proposition, je pense. Est-ce qu’on peut suivre Brecht dans ses idées exactement, ou il faut s’adapter à cette public spécifiquement?

CO : Je pense que non, on n’en a pas besoin, je dirais. En fait on a fait le spectacle que nous voulions faire. On a mis en pratique ces principes parce qu’il s’imposait, comme le dit Sara, déjà par le théâtre d’objets, par le texte aussi, parce qu’on voulait en faire les chansons etc. Les changements d’échelle, les diverses conventions, mixant qu’on aura le plus clair possible. Après ça ils s’embarquent, je pense, on n’a pas a leur faire entrer ça avec une petite cuillère.

SM : Je pense quand la convention est claire autant des enfants vont adhérer peut-être même plus facilement que des adultes.

CO : Oui, parce que c’est du théâtre, la théâtralité, je sais plus qui disait ça, la théâtralité, c’est du théâtre comme on faisait enfant - bon, on met des guillemets là dessus aussi, mais il y a quelque chose de vrai. Un enfant qui grimpe sur le sofa, qui dit que c’est son bateau, ben, c’est son bateau, point final. Bon, après ça, faites le pas se lever du sofa parce qu’il va se faire mordre par les requins; c’est très dangereux.

JE : Peut-être c’est un bon moment pour faire la transition vers des questions concernant les buts et les objectifs du spectacle. Est-ce que vous avez d’autres pensées concernant vos objectifs? 

SM : Je trouvais que c’était un texte qui avait pas été monté si souvent que ça au Québec. J’avais vu la version en 1995, mais ... bon on connaît quand même beaucoup L’Opéra de quat’sous, mais le Cercle de craie caucasien .... je sais qu’il est joué beaucoup en Europe, mais ici c’est pas si connue. Donc je trouvais que c’était intéressant de faire connaître davantage ce texte de Brecht ici, à un public un peu plus large, peut-être un peu moins connaisseurs du théâtre. Il y avait la volonté de faire un spectacle qui puisse rejoindre un public assez large. Et aussi de pouvoir le tourner facilement. Donc l’installation et assez légère. Tout ça rentre dans une voiture. On n’a pas de grands décors, on a des petits objets puis quelques caisses de bois, ça reste assez minimaliste au niveau scénographique. Donc ça peut se déplacer facilement.

JE : J’avais une question spécifique concernant des mots dans votre introduction à la pièce. Quel est le lien entre les mots d’introduction sur le passé et sur la sagesse ancienne et nouvelle et vos objectifs avec le spectacle? Est-ce qu’il y a un lien philosophique, disons, là-dedans?

SM : Déjà le fait de choisir une pièce qui était écrite dans les années 1950 et dire « bon, on va vous la raconter parce qu’elle est encore pertinente aujourd’hui », c’est un peu ça, c’est un peu la sagesse ancienne qu’on vient vous raconter. Et est-ce qu’elle est moins pertinente aujourd’hui? Non, je pense pas, je pense qu’elle est toujours aussi intéressante. Puis comment on s’approprie aussi cette culture qui est d’une autre époque, comment on s’approprie les mots d’un auteur qui est allemand pour parler à des Québécois, des jeunes Québécois en 2020, par exemple.

CO : Du Saguenay, Lac-Saint-Jean ...

SM : ... qui ont rien à voir avec cet univers-là ...

CO : ... qui viennent de Saint-Honoré, qui viennent de Jonquière, qui - exactement - qui sont très loin de cet univers, et pourtant qui sont extrêmement proches, parce qu’ils font partie d’une famille reconstituée, parce qu’ils font partie d’une famille, parce que c’est des humains qui ont des sentiments, qui savent ... c’est ça l’idée aussi, on ne dépoussière pas un monument comme quand on montre un classique, quand on montre Jean Racine ou Molière. C’est parce que c’est nécessaire, c’est que cette parole-là elle vient dire quelque chose aujourd’hui. Sinon c’est juste ben cute là, mais qu’est-ce que ça donne? C’est là peut-être le sens avec les choix des mots du prologue que nous avons décidé de garder.

JE : Je pensait aussi que peut-être la sagesse ancienne, c’est les liens du sang, et la sagesse nouvelle, c’est les liens plutôt construits. Est-ce que ça c’était un peu l’idée de faire accepter le sens que c’est pas nécessairement les liens du sang qui sont les déterminants dans une relation d’amour?

SM : C’est intéressant comme lecture. J’avais pas vu ça dans le prologue, par exemple ...

CO : Moi non plus, pas du tout,  j’ai pas vu ça dans le petit adage du prologue, j’avais pas pensé à ça. Mais là que vous le dites dites j’avais quasiment le goût de faire semblant que je l’avais vu depuis toujours, mais non ...

SM : Mais en fait l’idée n’était pas de juger que l’un est meilleur que l’autre, c’était d’amener le spectateur justement à se questionner sur ce dilemme-là. Puis c’est intéressant parce que après la pièce, quand on a eu des discussions et quand on pose la question de ce que les gens pensent, c’était assez partagé souvent. Qui aurait dû partir avec l’enfant et pourquoi? C’est intéressant beaucoup avec les jeunes de voir comment ils répondent. C’est sûr que notre Natella n’est pas très sympathique, donc souvent ils n’ont pas très envie qu’il parte avec Natella.

CO : Elle n’est pas spécialement méchante, c’est une étourdie, c’est un enfant coquette, on a envie de dire. Et l’idée était aussi de voir si c’est la vérité du sang ou que c’est la vérité du ... je dirais, ça a l’air un peu quétaine ... mais la vérité du cœur. Quel amour a été déposé dans ces personnages-là? Lequel mérite ... lequel est assez fort pour tirer l’enfant vers lui ou au contraire de le laisser aller pour qu’il se ne déchire pas?

JE : Peut-être on peut aller à l’évaluation du projet - votre propre évaluation est ce que vous pensez de l’évaluation critique ou public. Commençons par vous même: que pensez vous rétrospectivement du projet, de son succès?

SM : Je pense qu’on était peut-être agréablement surpris à quel point ce spectacle-là ... on l’a fait quand même de façon très humble, beaucoup dans le plaisir. On s’attendait pas nécessairement que ça fonctionne aussi bien. On a eu aux environs de 94 représentations, on l’a joué aux plusieurs endroits au Québec, on l’a joué en France. Donc c’est un spectacle qui a une très belle vie, qui continue à tourner encore; si on n’était pas en temps de pandémie, on continuerait à le jouer. Donc la réaction immédiatement quand on le présentait, notre première officielle au Festival Internationale des Arts de la Marionnette - je me souviens que la réaction était très très bonne. Il y avait des marionnettistes, des professeurs réputés de la marionnette, comme Henryk Jurkowski, qui venaient nous voir pour dire à quel point le spectacle les avait touché.

CO : Ils étaient tout enthousiaste. Bien sûre on a fait les choses avec énormément d’implications, mais on savait pas jusqu’à quel point le grand public ... et surtout c’est de jouer devant nos pairs, c’est quoi de plus qu’on est donc reçu. Il n’y a de plus difficile que le public du théâtre. Comment ça va être accueilli? Comment ça va être perçue?

SM : Oui, parce que quand même, quand tu monte Brecht, les gens de théâtre connaissent bien Brecht, ils ont une idée de ce que devrait être un bon Brecht. Comment ils vont interpréter cette lecture-là de Brecht?

CO : Oui, comme on est des fois des grands garçons, des grandes filles, puis arrêter de se tordre les boyaux pour dire, ben, nous c’est le Brecht qu’on a voulu faire. On le fait avec soin. Après ça, bon, ils pensent ce qu’ils veulent. Mais à un moment donné il faut y aller.

SM : Même en France, où ils sont beaucoup plus connaisseurs de Brecht, où il est monté beaucoup, je pense qu’ils ont beaucoup apprécié le côté frais de cette version-là où on s’amuse beaucoup avec justement la convention, où il y a plein de d’inventions avec les objets. Donc je me demandais comment les français allaient recevoir cet spectacle-là, mails ils l’ont très bien reçu.

JE : Toutes les critiques sont très positives de ce que j’ai vu. J’imagine que vous avez les lu aussi. Que pensez vous des réactions? Est-ce que vous vous souvenez des critiques ou des réactions parmi les publics?

CO : Moi j’en étais très très content, c’est sûre que c’était très rassurant. Parce que évidemment, c’est sûre qu’on peut avoir des doutes aussi -  « ah mon dieu, ce quoi qu’ils nous disent? Que notre Brecht c’est pas un Brecht? » Mais moi ce que j’ai aimé dans une critique qui m’avait beaucoup touché, je crois que c’était dans le cahier de théâtre Jeu, où la journaliste décrivait comment les adolescents - c’était une représentation scolaire à laquelle elle avait assisté - avaient reçu le spectacle, quelle avait été leur réaction et quelle était leur attitude au théâtre aussi, qui était remplie d’écoute. Et ça aussi c’est quelque chose qui m’a frappé. Moi j’attendais ça avec une certaine appréhension - peut-être je me suis souvenu quand moi j’étais au secondaire -, que ça va être une épreuve épouvantable, alors que finalement ... il faut dire aussi qu’ils sont préparés. C’est toute la différence du monde. Cette critique-là aussi parlait beaucoup du fait que ... on a parlé tantôt du théâtre ou de l’offre qui est extrêmement rock’n’roll, qui est extrêmement ... ben, elle est très bien cette offre-là, on l’aime aussi ... qui bouge énormément, qui a beaucoup d’images. Ils sont bombardés de texte, ça peut être très très fun. Puis on aime ça, mais nous ce n’est pas ce qu’on offrait au départ. Et de voir qu’elle soulignait que ça avait fonctionné aussi.

SM : On a fait le choix d’aller dans quelque chose de poétique, dans la douceur par moments, et des fois c’est « bon, comment ça va être perçue? » Puis effectivement c’est quelque chose qui est souvent noté dans les critiques, cet aspect là où on prend le temps de faire du théâtre, on prend le temps d’être dans la poésie, ont n’a pas de surenchère de musique. Donc on travaille vraiment avec des choses extrêmement simples, mais qui fonctionnent parce qu’ils font appel justement à l’émotivité, à l’imagination du spectateur, dans la tendresse. On a voulu faire confiance à l’intelligence, à la sensibilité, à l’imagination du spectateur, et ça peu importe l’âge. Je pense que ce soient des jeunes, ils le reconnaissent qu’on fait appel à leur intelligence, ça leur plaît - « ils n’ont pas élagué trop parce qu’ils pensaient qu’on n’allait pas comprendre ». La langue est difficile, des fois le récit peut être difficile, mais ils sont capables d’aller là-dedans.

CO : Oui, parce qu’on les a investis, en fait - « vous allez nous suivre et vous êtes capable ». Puis c’est ça aussi le défi, nous, de le rejouer, d’aller dans la tendresse, de prendre le temps, mais pas dans la mièvrerie ou dans quelque chose d’édulcoré encore une fois. C’était toujours ça le défi là.

SM : Je ne sais pas si tu te souviens: une des vraiment très beaux commentaires qu’on a eu, c’est un jeune à la Maison Théâtre – ils étaient mal voyants –, puis lui il disait « c’est rare que je comprend ce qui se passe au théâtre », mais il avait adoré le spectacle, puis il disait « j’ai rien perdu, j’ai tout imaginé, même ce que j’arrivais pas à percevoir, que ce soit par l’ambiance, les changements de couleurs ».

CO : Oui, il avait un mot particulièrement sur l’éclairage, le travail d’Alexandre Nadeau, je m’en souviens, c’est vrai. C’est le premier qui nous parlait de la lumière spécifiquement. C’est des élèves qui étaient habitués quand même aller au théâtre. C’était une belle rencontre.

SM : Ce qui est du fun c’est de voir les jeunes souvent après les représentations qui restent, ils ont envie de continuer à nous parler, ils ont envie de voir les objets, ils ont envie de nous dire que ça les a touchés. On sent vraiment une communication qui se rend à eux.

JE : Je dirais même, comme père de deux adolescents, c’est à cause de la simplicité parce que les jeunes sont bombardés tellement des distractions et des stimulations tout le temps qu’une événement comme ça apporte quelque chose de différent, du calme, un sens de réflexion. Je pense que c’était probablement une partie de la réussite.

CO : On verra si ça fonctionne encore dans l’avenir.

JE : Avez vous des idées générales concernant la signification de Brecht aujourd’hui? Est-ce que Brecht est toujours de rigueur, intéressant pour le théâtre canadien, les œuvres, la pensée? Avez vous des opinions concernant ça?

CO : D’abord le « théâtre canadien » - toi tu connais bien ton théâtre canadien, Sara?

SM : Je connais beaucoup plus le théâtre québécois que le théâtre canadien. Malheureusement on connaît beaucoup moins ce qui se passe de l’autre côté.

CO : Et vice versa. Même juste les romans, par exemple. On a de la misère à avoir des romans, des fois des romans qui sont sortis il y a des décennies, puis on les a jamais eu en français ici.

JE : Parlons du théâtre québécois alors.

CO : Mais c’est pas que le théâtre canadien nous n’intéresse pas. Mais je pense que c’est d’être honnête pour moi de dire: ça ce peut que ça s’inscrit dans le théâtre canadien? C’est quoi le théâtre canadien? C’est quoi le théâtre albertain? C’est quoi le théâtre à Vancouver, dans les maritimes, en Nouvelle Écosse?

JE : Absolument, vous avez raison, j’utilise ‘théâtre canadien’ juste comme cadre.

CO : Mais c’est bien quand même de poser cette question-là, c’est très bien. C’est juste que je me rend compte - « Christian, est-ce tu connais ton théâtre canadien? » [commentaire ajouté par courriel : Pour la question du théâtre canadien… nous avons parlé du théâtre québécois. Nous pourrions dire « francophone », en fait, qui nous est parvenu plus aisément au fil de notre cheminement. Pour moi, en tout cas. Jean-Marc Dalpé, Antonine Maillet , Christian Essiambre, Philippe Soldevila …]

SM : Je pense que Brecht a toujours sa pertinence. Après, c’est une question des fois comment on le monte, pour quelle raison on le monte. J’ai vu des fois des versions montées de qui j’en ai pas compris pourquoi ils montaient Brecht. C’était d’abord et avant tout pour le plaisir, parce que bon c’est sûr comme je disais, même moi il y a une notion de plaisir qui est associée au théâtre de Brecht. C’est agréable à monter, c’est agréable à jouer. Il y a quelque chose de l’esprit vraiment théâtrale, d’être en troupe, de faire les chansons. Mais au-delà de ce plaisir-là, je pense que ce sont pas toutes les interprétations où toutes les versions qui sont nécessairement pertinentes. En même temps je ne connais pas l’intégralité des textes non plus de Brecht. Il y en a beaucoup je pense qui sont assez peu montés au Canada en fait. C’est presque toujours les mêmes malheureusement qui sont présentés - beaucoup des  Opéra de quat’sous, quelques Mère Courage, je pense.

CO : Oui, même ici à Chicoutimi.

SM : Les Têtes Heureuses avaient le monté, Mère Courage , mais je l’avais pas vu.

CO : C’était pas Les Têtes Heureuses qui avaient le monté, mais à l’Université de Québec à Chicoutimi, c’était dans un cadre scolaire que Mère Courage avait été monté, avec Igor Ovadis si je ne m’abuse, et les étudiants théâtre. Je sais que Rodrigue Villeneuve a utilisé les chansons, la musique de Kurt Weill dans un cabaret qui suivait l’éventail de Lady Windermere, comme un programme doubles pour les 20 ans des Têtes Heureuses. Il y a Baal, je crois, qui est une espèce de personnage ... c’est Pascal Rioult, il avait fait ça en projet.

SM : C’est un texte assez méconnu.

CO : C’est assez surprenant aussi. Ça serait intéressant ce texte de se pencher là-dessus; quel personnage intéressant!

SM : Puis il y a le Théâtre CRI qui a dernièrement ... c’est peut-être pas Brecht, mais c’était L’opéra des gueux de John Gay.

CO : Oui, c’est une œuvre qui avait inspiré Brecht, justement je pense L’opéra de quat’sous par la suite.

SM : Oui, en fait c’est à partir de cette œuvre là que Brecht a écrit son Opéra de quat’sous. Il y avait une inspiration très brechtien dans la façon de le monter d’ailleurs.

JE : Et selon vous, est-ce qu’on peut aborder des défis sociaux, politiques avec Brecht ces jours-ci? Est ce que ses pièces et ses idées sont toujours aménageables à ça?

CO : Je pense que oui. Peut-être que je me trompe mais ça revient à ce qu’on disait tantôt aussi, que ça dépendra de qu’est-ce qu’on veut lui faire dire à ce texte là, aussi en le montant. Pourquoi il est nécessaire de monter une pièce de Brecht? Qu’est ce qu’on veut lui faire dire? Qu’est ce qu’on veut raconter? Pourquoi c’est nécessaire?

SM : Il parle des travers humaines, Brecht, je pense que c’est des choses qui sont encore présentes, je pense que l’humain change pas tant que ça dans ses travers, dans son côté avare parfois.

CO : Toutes les horreurs desquelles l’être humaine est capable, la méchanceté profond, la cupidité, l’avidité, son désir, aussi le désir à assouvir la soif, la faim sous diverses formes. C’est bien de nous qu’on parle.

JE : Est-ce que vous avez des pensées pour conclure cette entrevue, quelque chose que je n’ai pas demandé ou que vous voulez dire?

SM : Je pense ça fait un portrait quand même ... ça fait pas mal le tour.

CO : Oui pour moi aussi, il y a des choses que je veut laisser déposer, de revisiter Le petit cercle de craie, de revoir la genèse de tout ça.

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