Introduction
« Ce livre appartient à... » est la formule consacrée pour indiquer le nom du propriétaire d’un livre, le plus souvent sur une page de garde. Pour faire court, on optait pour la formule latine ex-libris ou encore ex-dono, dans le cas des livres que l’on donnait, ou encore ex-preamio lorque le livre était offert en prix. Toutes ces formules laissent entrevoir de façon évidente le nom du propriétaire d’un livre. D’autres éléments sont moins clairement affichés mais tout aussi efficaces pour marquer la propriété de cet objet qu’est le livre. Or, le propriétaire d’un livre n’est que le dernier chaînon d’une grande lignée d’individus qui laissent sur celui-ci, sous sa couverture, entre les feuillets, dans les marges, un peu d’eux-mêmes.
De l’auteur qui imagine et rédige le texte à l’imprimeur qui fait sa mise en page et ac- tionne la presse, du papetier qui bat le lin, plonge la forme dans le bassin, actionne le pressoir et fabrique les feuilles selon un procédé qui lui est propre, au relieur qui fera en sorte de bien faire tenir l’ensemble des cahiers dans le bon ordre et embellira cet objet de décorations simples ou riches selon les désirs du commanditaire, en passant par le tanneur qui fabriquera le cuir de la reliure, le marbreur qui décorera le papier d’apparat, le doreur qui l’enjolivera un peu, beaucoup ou passionnément, le livre appartient un peu à toutes ces personnes qui ont contribué à sa production.
Le caractère d’imprimerie choisi (on pense à l’italique d’Alde Manuce par exemple), les marques d’imprimeurs, toutes plus originales les unes que les autres (voir celle d’Étienne Dolet en particulier), les colophons et les registres qui constituent en quelque sorte la marque de propriété de l’imprimeur sur l’objet fini et la carte d’identité du livre, les filigranes dans lesquels on peut voir le nom ou la marque du papetier, parfois la date de fabrication ou encore le format initial de la feuille (raison, jésus, écu, etc.). Plus subtile, sont les traces du marbreur, du dominotier ou du fabricant de papier à la colle. Difficile de nommer ces artistes du XVIIIe siècle qui tentaient d’arriver à une technique si parfaite qu’on ne pouvait distinguer les papiers entre eux. L’individualité est de plus en plus visible à partir du XIXe siècle, probablement en réponse au développement de la machine à marbrer et à dominoter le papier, qui rendait ceux-ci complètement uniformes. On pense encore aux initiales du relieur bien cachées dans le décor ou, au con- traire, à ces relieurs qui préfèrent la subtilité d’un style propre qui sera finalement reconnu par la postérité (Du Seuil, Simier, etc).
Le livre appartient encore au lecteur. La théorie de la coopération textuelle d’Umberto Eco fait en effet du lecteur une partie essentielle du processus de signification. Le lecteur modèle, construit par l’auteur et le texte, est déjà présumé capable de remplir les blancs du texte pour arriver à la signification. Le remplissage des non dits, des blancs , par des effets de compilation, de mémoire et de déduction n’est pas uniquement une formule théorique. Les blancs du texte au sens propre sont aussi littéralement des espaces ou le lecteur s’introduit de façon subtile (la petite main qui prend note de l’importance d’un paragraphe), de façon cavalière en biffant des mots ou des lignes entières, ou de façon à prolonger le texte en y incluant des annotations, brèves ou parfois aussi longues que le texte lui-même. Que dire encore des gribouillis de certains lecteurs lassés peut- être de leur lecture ou inspirés par cette dernière. Le lecteur s’approprie ainsi le texte et le prolonge. Le livre appartient finalement à l’auteur dont le nom figure en bonne place et constitue le motif de la fabrication du livre. Cette importance de l’auteur est encore aujourd’hui clairement reconnue, notamment par le droit d’auteur.
Si la possibilité de sentir le papier sous ses doigts et l’odeur de l’encre sont souvent des arguments utilisés par les défenseurs de la perpétuité du livre dans sa forme imprimée, ces divers éléments qui construisent graduellement le livre en tant qu’objet offrent des avenues de recherche quasi infinies. Ces éléments sont en train de disparaître avec l’apparition du livre numérique, ou peut-être en train de se transformer, mais le livre en tant qu’objet constitue bien une sorte de métonymie de son parcours, le témoin de ses péré- grinations à travers les siècles. Sur les couvertures, les pages de gardes, les cahiers fice- lés, entre les lignes et dans les marges du texte sont assis, confortablement, tout ceux à qui le livre a appartenu à un moment ou l’autre de sa création et de son parcours. C’est ce que cette exposition tente de mettre en scène par une incursion dans la riche collection de livres rares des Archives et collections spéciales de l’Université d’Ottawa.

