Le thème de la course de chevaux chez Edgar Degas
Au 19e siècle, le sport hippique est un lieu de sociabilité particulièrement à la mode chez les bourgeois et les aristocrates, classes privilégiées auxquelles Edgar Degas appartient. Aussi, le cheval et son cavalier constituent des thèmes récurrents, tant dans sa peinture que dans osn travail de sculpture. Parallèlement aux danseuses et aux prostituées, les chevaux forment en quelque sorte une typologie urbaine et contemporaine dans l’œuvre de Degas.
Danseuses et chevaux ont en commun le fait d’être des figures de mobilité. Aussi, on retrouve dans les scènes de champs de courses les mêmes stratégies formelles que dans les tableaux de ballerines, soit un point de vue souvent oblique, une pose en déséquilibre (ex. : Cheval au galop sur le pied droit) et une composition dynamique. Les œuvres de jeunesse, les tableaux de 1862 et 1866, témoignent, déjà, de l'intérêt de Degas pour le mouvement. Dans Le défilé, l’importance du dessin, la perspective oblique et les ombres inclinées projetées par les chevaux et leur cavalier concourent à suggérer la mobilité et incarnent l’expérience visuelle du « sujet moderne ».
Cet intérêt pour le mouvement semble surpasser l'importance du contenu narratif. Dans Courses de gentleman avant le départ, Degas accorde la primauté à l’étude du mouvement au détriment du « départ » lui-même. Le moment choisi ne correspond donc pas aux instants trépidants du début de la course mais à un moment beaucoup plus banal ou ordinaire. C’est aussi le cas des scènes de ballerines souvent montrées en coulisse ou en studio, affairées à répéter, à ajuster leur maillot ou en attente.
Cet intérêt de Degas n’est pas sans liens avec l’émergence de nouveaux média qui suggèrent l’illusion du mouvement au moyen d’images animées. Les avancées techniques de Jules-Étienne Marey ou d’Eadweard Muybridge, entre autres, permettent notamment à Degas de comprendre la complexité du mouvement à quatre de temps du galop. Afin de décortiquer les mouvements impliqués dans différentes actions (la marche, la course ou le vol des oiseaux par exemple), le physiologiste français Jules-Étienne Marey met au point la chronophotographie sur plaque fixe et munie d’un seul objectif. Le photographe d’origine britannique Eadweard Muybridge, précurseur du cinéma, recompose, quant à lui, la projection en séquences des phases du mouvement. Ces avancées techniques tout comme les dispositifs tels que le diorama, zootrope, le phénakistiscope, le kaléidoscope ou le panorama ont servi, entres autres, à renouveler les spectacles de fantasmagorie qui sont des objets de fascination dans la culture populaire du 19e siècle. Ces dispositifs entrainent un changement de paradigme d’un point de vue fixe, unique et stable - celui traditionnellement défini par la camera obscura - vers une expérience optique incarnée, mobile et donc changeante. (Crary 1995, 113)
En 1878, Muybridge publie ses observations dans le magazine La Nature. Il confirme notamment les observations de Marey à l’effet que le cheval n’a jamais les quatre fers en l’air, en extension, lorsqu’il est au galop. Au cours des années 1880, Muybridge fait une tournée européenne de projections à l’aide d’une lanterne magique (l’ancêtre du projecteur à diapositives) pour diffuser ses découvertes. Le bronze de Degas reprend fidèlement ces observations sur le mouvement des pattes du cheval au galop.
Les sculptures de chevaux et de ballerines de Degas se démarquent assez radicalement de la tradition sculpturale. Elles ne servent pas les fonctions commémoratives de la sculpture publique – d’ailleurs elles n’ont été que très rarement montrées du vivant de l’artiste. En 1917, quelque 150 de ces petites sculptures en cire, en céramique ou en plâtre ont été trouvées dans l’atelier de Degas. La majorité d’entre elles ont été coulées dans le bronze après sa mort seulement, c’est le cas de Cheval au galop sur le pied droit. Il s’agit donc d’une production privée qui témoigne de façon éloquente de l’intérêt fondamental de l’artiste pour l’étude du mouvement. Au fond, ce qui fascine Degas, comme Muybridge (Leslie 2013, 37), c’est aussi ce qui demeure irreprésentable, l’unheimlich, dans le flottement d’un objet dans l’espace et dans le temps.
É.A. Pageot