Mise en contexte

Les luttes autochtones en Amérique latine

En Amérique latine, les chercheurs décoloniaux dénoncent la persistance, malgré une indépendance politique ancienne, des structures coloniales (Livian, 2022). Encore aujourd’hui, les peuples autochtones ou métis sont largement marginalisés au profit des grands propriétaires fonciers (Livian, 2022). Ainsi, selon le penseur de la décolonialité Anibal Quijano, le colonialisme est responsable d’avoir classé l’autochtone comme étant une « race » inférieure à celle du colonisateur blanc qui est biologiquement et structurellement supérieur. Il en découle alors une situation de pouvoir inégale qui se traduit aujourd’hui par la colonialité soit la prolongation en temps modernes d’un système de répression et d’exploitation systématique des autochtones développé au temps de la colonisation (Quijano, 2007, p.169-171).

Dès le début des années 1900, l’Amérique latine sera secouée par le déclenchement de la révolution mexicaine dont l’une des plus grandes conséquences sera la mise en place d’un long processus de réformes agraires (Yashar, 2005, p.46). Ainsi, au cours du siècle, pays après pays ont entrepris des réformes qui vise à améliorer les conditions de vie de la masse paysanne en plus d’obtenir plus d’équité sociale afin de consolider un régime démocratique qui s’éloigne de la vieille oligarchie rurale en place depuis la colonisation (Chonchol, 1999, p.35). Dans la foulée, les autochtones et les minorités obtiennent plus de liberté et de droits, ce qui les encourage à s’organiser en mouvement d’affirmation identitaire. Il leur est alors possible de revendiquer eux-mêmes des changements afin de préserver leurs cultures et leurs territoires ancestraux.  Aujourd’hui, ces revendications créent des tensions entre les communautés locales et les représentants de l’État et permettent aussi, dans certains cas, des transformations politiques et juridiques en faveur des peuples autochtones (Livian, 2022).

Nous avons choisi de concentrer nos recherches sur deux pays qui vivent actuellement des luttes de revendication territoriale sans précédent : Le Brésil et le Chili.

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Carte du monde qui identifie le Brézil et le Chili

Au Brésil

Le Brésil, comme un bon nombre de pays en Amérique latine, possède un lourd passé colonial et particulièrement lorsqu’il est question de la délocalisation des peuples autochtones au profit du développement agraire (Sullivan, 2021, p.84). Dans les années 1980, les peuples autochtones ont massivement été chassés de leur terre ancestrale et placés sur des zones d’accueil aujourd’hui surpeuplées (Sullivan, 2021, p.84). Il est alors possible de dire qu’ils ont historiquement été victimes de déplacements forcés et que leurs libertés ont fortement été délimitées par le colonialisme. Pour les penseurs de la décolonialité, il est temps de renverser cette tendance et de leur redonner ce qui leur a été retiré de force.

 La revue de la littérature démontre un certain optimisme à la fin des années 1980, alors qu’une nouvelle constitution entre en vigueur au Brésil en 1988 (Sullivan, 2021, p.86). Celle-ci reconnait officiellement les territoires autochtones ancestraux et ainsi, protège le droit des autochtones d’y vivre. En vertu de l’article 231, paragraphe 1 de la constitution, les territoires ancestraux des autochtones sont reconnus comme :

« Les terres traditionnellement occupées par les Indiens sont celles sur lesquelles ils vivent de façon permanente, celles qui sont utilisées pour leurs activités productives, qui sont indispensables à leur survie et à la préservation des ressources environnementales nécessaires à leur bien-être et à leur reproduction physique et culturelle, selon leurs usages, coutumes et traditions. [traduction libre] » (Constitution of the federative republic of Brazil, 2010 [1988], p.152)[1]

Malgré tout, les choses ont peu évolué et les délocalisations forcées n’ont pas arrêté, et ce, même si celles-ci ont lieu sur des territoires autochtones légalement reconnus. Ceci démontre que l’attitude coloniale est toujours bien présente dans les pratiques locales, qu’elles soient légales ou non.

C’est finalement la montée en popularité du néolibéralisme dans les années 90 qui permettra un changement tangible dans les esprits brésiliens. À cette époque le pays croule sous le poids d’une crise économique qui permettra aux postulats néolibéraux économiques et sociaux de se développer dans le pays (M. Soria, 2014 p.71). D’un point de vue social, cette réforme a permis d’implanter de nouvelles valeurs libérales dans la société brésilienne dont celle de l’importance du droit juridique. Les autochtones sont alors dans une position où il leur est possible de revendiquer le droit à leurs terres ancestrales (Sullivan, 2021, p.85).    Ils vont donc pouvoir se battre en Cour et surtout, utiliser de nouveaux arguments légaux comme les droits ancestraux et l’appartenance cosmogonique pour revendiquer leur appartenance au territoire Brésilien. Il est cependant important de souligner que la montée du néolibéralisme a, aujourd’hui, des impacts négatifs sur ces communautés. En effet, les postulats économiques néolibéraux sont à la base même d’une société qui cherche aujourd’hui à multiplier les développements agraires et les profits, et ce, en menaçant l’environnement et les terres ancestrales qui sont revendiqués par les peuples autochtones du Brésil. 

Ce débat, bien que déjà actuel, est encore plus important depuis la montée de l’hostilité nationale contre les activistes autochtones sous la gouvernance du Président Jair Bolsonaro (Sullivan, 2021, p.84). Voilà pourquoi nous étudierons le cas type des Xokleng, une tribu de la région amazonienne du Brésil, qui ont commencé en 2021 un procès en cours suprême contre le puissant secteur de l’agro-négoce qui occupe leurs terres ancestrales.

[1] « Lands traditionally occupied by Indians are those on which they live on a permanent basis, those used for their productive activities, those indispensable to the preservation of the environmental resources necessary for their well-being and for their physical and cultural reproduction, according to their uses, customs and traditions »

Au Chili

L'histoire coloniale du Chili est très similaire à celle du Brésil, notamment en ce qui concerne la manière dont le développement agraire a été favorisé au détriment des populations autochtones de la région. Au cours des 20 dernières années, des conflits fonciers ont régulièrement éclaté dans le sud du Chili, principalement entre les communautés autochtones, les entreprises forestières, les grands propriétaires terriens européens et les agents de l'État chilien (Le Bonniec, 2012).

Au 19e siècle, la création de l'État chilien a impliqué la construction d'infrastructures de communication, la fondation de municipalités, la création d'administrations publiques et, surtout, d'institutions répressives telles que les gendarmes frontaliers, les cours de justice et les prisons, destinées à encourager les colons nationaux et européens à peupler et à exploiter les terres « riches » et « vierges » du sud : territoire mapuche. Naturalisant la violence et l'injustice sociale par des pratiques coloniales, l'État chilien a entrepris d'identifier, de délimiter, d'attribuer et de déposséder les peuples autochtones de leurs territoires. L'industrie forestière a transformé ces territoires par la déforestation, l'installation de fermes et l'introduction de nouveaux types d'arbres et de céréales (Le Bonniec, 2012).

Les efforts de revendications territoriales autochtones se sont intensifiés récemment. La frustration a conduit à des conflits violents qui ont attiré l'attention des médias internationaux. C'est pourquoi nous avons décider d'étudier le cas du peuple Mapuche, qui représente actuellement environ 10% de la population chilienne et a perdu 95% de son territoire ancestral (Labrecque, 2022). Une nouvelle voie pourrait s'ouvrir dans un avenir proche grâce au projet de réécriture de la Constitution chilienne en reconnaissant les peuples autochtones jusqu'à présent ignorés par ce document.

La représentation médiatique en Amérique latine

La question autochtone a très longtemps été ignorée et sous représentée en Amérique latine et les médias de masse ont souvent négligé l’importance du sujet (Palau-Sampio, 2022, p.413). Dans les dernières années, les causes et les luttes autochtones ont semblé trouver leur place dans les colonnes des médias locaux et internationaux. Bien sûr, ce nouvel intérêt de la part de la communauté internationale est bienvenu, mais il serait naïf de croire que celui-ci est toujours positif. Pour plusieurs chercheurs, les médias de masse vont jouer un rôle dans la diffusion du racisme moderne, en plus de participer, de manière volontaire ou non, à la création de fausses conceptions (Nairn, McCreanor et Moewaka Barnes, 2017, p.47). Cette déclaration trouve son argument dans la vision ethnocentrique véhiculée par les médias de masse qui, la plupart du temps, viennent et servent un milieu très hégémonique (Nairn, McCreanor et Moewaka Barnes, 2017, p.46).  Par exemple, dans les années 2000, au Chili, le « conflit Mapuche » sera traité de manière très différente en fonction du rôle que les autochtones occupent dans les reportages. Ainsi les Mapuches seront représentés comme « hostiles » dans les médias lorsqu'on leur assigne un rôle actif et comme « sympathique lorsqu'ils adoptent une posture passive (Palau-Sampio, 2022, p.414). On peut alors se demander si les médias internationaux vont adopter le même schéma narratif ? Et surtout, dans quelles mesures ces médias contribuent-ils à décoloniser les peuples autochtones ou à perpétuer les inégalités ?

 


Bibliographie

Palau-Sampio, D. (2022). Emerging from the silence and fallacies : Uncovering the stories and struggles of indigenous peoples in Brazil, Argentina, and Peru. Dans Bak, J.S., & Reynolds, B. (dir.), The Routledge Companion to world literary Journalism (1 ed, p. 413-423). https://doi.org/10.4324/9780429331923 

Sullivan, L. (2021). The Overseen and Unseen: Agribusiness Plantations, Indigenous Labor, and Land Struggle in Brazil. American Anthropologist, 123(1), 82–95. https://doi.org/10.1111/aman.13519 

Livian, Y. (2022) . XXXVIII. Anibal Quijano. La colonialité du pouvoir. Dans Livian, Y. et Bidan, M. (dir.), Les grands auteurs aux frontières du management. ( EMS Edition, p. 476 -487 ). https://doi.org/10.3917/ems.livia.2022.01.0476.

Da Silva Mathias, A (2018). La « race » comme catégorie de division du travail et le racisme comme contrepartie idéologique moderne du maintien du pouvoir, dans La formation de la pensée décoloniale. Érudit, ( numéro 45) 169-173. 

Bourguignon Rougier, C. (2021). Amérique Latine. Dans Bourguignon Rougier, C. (dir.), Dictionnaire décoloniale ( Éditions science et bien commun, SP). https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/colonialite/chapter/amerique-latine

Le Bonniec, F. (2012). Du paysage au territoire : des imaginaires sociaux à la lutte des Mapuche dans le sud Chili (XIXe-XXIe siècle). Artélogie, 3.
https://doi.org/10.4000/artelogie.7071 

Labrecque, M. (2022, 8 février). Au Chili, les Autochtones mapuches, entre l’espoir et la radicalisation. Radio-Canada. Tiré de https://ici.radio-canada.ca/

Yashar, D. J. (2005). Contesting citizenship in latin america : The rise of indigenous movements and the postliberal challenge. Cambridge University Press

Chonchol, Jacques (1999). « les réformes agraires en Amérique latine», Recherches Internationales, vol.58, n°4, p.35-43

CHAMBRE DES DÉPUTÉS DU BRÉSIL (2010). « Constitution of the federative republic of Brazil », Organization of American States, [En ligne]. [ https://www.oas.org/es/sla/ddi/docs/acceso_informacion_base_dc_leyes_pais_b_1_en.pdf ] (consultée le 28 février 2025)

Quijano, A. (2007). « Coloniality and Modernity/Rationality», Cultural Studies, vol.21, n°2-3, p. 168-178 (Extrait).

Nairn, Raymond, Tim McCreanor et Angela Moewaka Barnes (décembre 2017). Mass media representation of indigenous peoples, 85 pages. [Rapport écrit avec le support de financement du fond de recherche de l’Université Massey]. [ https://www.trc.org.nz/wp-content/uploads/2023/01/Mass-media-representations-indigenous-peoples.pdf] (Consulté le 28 février 2025)

M. Soria, Victor (2014). « Les réformes des systèmes de protection sociale au Brésil et au Mexique au cours des années 1990 dans le cadre du Mercosur et de l’Alena ». Dans MUSSET,Alain et Victor M. SORIA (dir.), Alena-Mercosur : enjeux et limites de l’intégration américaine, Paris : Éditions de l’IHEAL, p. 71-91.

Mise en contexte