La représentation médiatique des luttes au Chili

Revendications territoriales autochtones au Chili

La réécriture de la Constitution chilienne : les médias internationaux s'intéressent à la « nouvelle voie potentielle » pour les revendications territoriales des Mapuches

Depuis 2017, l'attention des médias internationaux s'est concentrée sur le Chili, qui est devenu le terrain de mobilisations sociales et politiques visant à revendiquer les droits des peuples autochtones. Les Mapuches, de loin le plus grand groupe autochtone du Chili, font campagne pour leurs droits à leurs terres ancestrales depuis deux décennies. Deux propositions de réécriture de la Constitution chilienne, qui auraient reconnu ces peuples autrefois ignorés, ont été suivies de près par plusieurs médias internationaux, ouvrant la voie à une couverture internationale des luttes de décolonisation qui bouleversent actuellement plusieurs pays latino-américains.

Cet article s’intéresse à la manière dont les manifestations des Mapuches et la lutte pour la réécriture de la Constitution ont été présentées dans les médias, en analysant 10 articles parus dans des journaux internationaux francophones. Mais tout d’abord, voici un bref historique et un aperçu des faits de ce cas chilien. 

Retour sur les faits

Historique du cas

Historiquement, les Mapuches ont résisté aux tentatives de conquête au 16e siècle, puis pendant deux siècles aux conquistadores espagnols. Les choses ont changé au 19e siècle : entre 1860 et 1880, le Chili, maintenant indépendant, a mené une longue guerre, tuant des milliers de Mapuches et les assujettissant (Labrecque, 2022). Par des pratiques coloniales violentes, l'État chilien a identifié, délimité, attribué et dépossédé les peuples autochtones de leurs territoires, notamment en créant des réserves autochtones (Le Bonniec, 2012). Depuis l'arrivée des colons espagnols, les Mapuches ont perdu 95 % de leur « territoire ancestral », qui est désormais principalement aux mains de grands groupes qui exploitent les ressources naturelles (Piponiot et Rimbaux, 2018).  Des recherches effectuées en 2007 ont permis de calculer que trois grandes entreprises chiliennes couvraient 1 715 910 hectares de terres, principalement dans les régions de Biobío, Araucanía, Los Ríos et Los Lagos, et qu’elles monopolisaient l’essentiel de l’industrie forestière. La plupart des plantations forestières appartenant à ces trois entreprises (Forestal Arauco, Compañía Manufacturera de Papeles y Cartones et MASISA) sont situées sur des terres ancestrales mapuches qui ont été usurpées à la fois pendant la période coloniale et après le coup d'État de 1973 qui a instauré le régime militaire d'Augustus Pinochet (Aylwin, Yánez, et Sánchez, 2013). Aujourd’hui, des conflits fonciers éclatent régulièrement dans le sud du Chili, principalement entre les communautés autochtones, les entreprises forestières et l'État chilien.

6696560079_2f463b871d_b.jpg

Depuis plus de 20 ans, le peuple mapuche entreprend des démarches pour récupérer ses droits territoriaux.

Un territoire qui change

Au cours du dernier siècle, le paysage du sud du Chili, anciennement territoire mapuche, a été transformé. Une grande partie de ce territoire a été industrialisée par le Chili sans aucune compensation ni autorisation de la part des Mapuches. La construction de barrages hydroélectriques, l'exploitation forestière, la déforestation, l'agriculture intensive et l'introduction de nouveaux types d'arbres et de céréales ont modifié les écosystèmes (Labrecque, 2022). La dépossession et la transformation du territoire mapuche, ainsi que la discrimination et l'injustice dont ils ont été victimes, ont conduit à leurs revendications (Le Bonniec, 2012). Le dialogue entre l'Etat chilien et les Mapuches a échoué, ce qui a conduit certains à opter pour la violence, principalement sous la forme d'attaques de groupes armés contre l'industrie forestière : incendies criminels, menaces, affrontements armés, grèves de la faim, vols de bois et incendies de véhicules. En réponse, l'État chilien a autorisé l'usage de la force pour réprimer la rébellion, une décision largement condamnée par les Nations unies et les défenseurs des droits de l'homme (Piponiot et Rimbaux, 2018).

L'élan vers une nouvelle Constitution

La constitution actuelle du Chili, imposée en 1980 par le régime militaire de l'ancien président Augusto Pinochet, ne mentionne pas les peuples autochtones, entre autres controverses. Le texte a été modifié à de nombreuses reprises depuis sa promulgation, mais n'a jamais été remplacé. Après le retour de la démocratie en 1990, de timides tentatives ont été faites pour introduire une nouvelle loi fondamentale. Après d'intenses manifestations sociales en 2019 et un référendum massivement approuvé par la population en 2020, une nouvelle constitution a été rédigée et soumise à référendum (Bras, 2022). Les Mapuches observent la situation avec intérêt : la reconnaissance des peuples autochtones est sur la table et pourrait servir d'étincelle pour de futures luttes. Malgré le soutien apporté précédemment, le 4 septembre 2022, les électeurs ont rejeté la nouvelle constitution lors d'un référendum constitutionnel et, en décembre 2023, ils ont de nouveau choisi de voter contre un nouveau document constitutionnel différent (France 24, 2023).

Témoignages de première main étayés par une tierce partie

Nueva_Constitución_Ahora.jpg

Les Chiliens descendent dans la rue pour réclamer une nouvelle Constitution.

Les journalistes ont une capacité particulière à communiquer rapidement et à attirer l'attention sur des événements qui ont un impact sur la société moderne et sur leur lectorat par le biais de documentaires et d'articles d'actualité. La couverture des revendications des Mapuches au Chili est un exemple parmi d'autres. Tous les articles que nous avons analysés ont été produits et distribués à la suite ou en préparation d'un événement majeur dans leur lutte. Qu'il s'agisse d’une grande manifestation, du début du référendum constitutionnel ou de la décision finale, les organisations médiatiques ont couvert l'histoire de manière simple et digeste, presque jusqu'à la faute. Si l'attention internationale a été attirée sur la lutte au Chili, elle est restée assez superficielle. Le public est informé des grands événements sensationnels, tandis que les luttes quotidiennes des Mapuches passent inaperçues.

Les 10 articles proviennent de divers organismes de presse francophones et certains ont été rédigés à partir d'informations provenant d'autres journaux. Pour les sujets internationaux, il est assez courant de travailler avec une agence tierce. Quatre articles reprennent des informations de l'Agence France-Presse (AFP) et un de Reuters, deux sources réputées pour leur neutralité et la qualité de leurs informations. Cependant, quelques articles ont également été rédigés par des reporters envoyés sur le terrain pour enquêter et consulter la population locale, apportant ainsi des récits et des informations de première main.

Des titres plutôt passifs

La représentation des revendications autochtones est particulièrement surprenante dans cette analyse. Dans quatre des dix articles, ni les Mapuches ni les autres peuples autochtones ne sont mentionnés dans les titres. Leur reconnaissance intervient plus tard dans le corps du texte mais reste assez brève. Le langage désuet utilisé dans d'autres titres nous laisse avec seulement quatre articles qui mentionnent les autochtones avec respect. Lorsqu'ils sont mentionnés, les peuples autochtones sont présentés de manière plus passive.

Les luttes du peuple mapuche sont aussi généralement expliquées dans le contexte historique du pays. La plupart des articles font référence, d'une manière ou d'une autre, aux injustices historiques commises pendant la colonisation du Chili. D'autres font référence à l'absence de reconnaissance des peuples autochtones dans la Constitution. Par exemple, l'appropriation des territoires autochtones à des fins lucratives par l'Etat chilien : une manifestation de la colonialité, en accord avec la pensée décoloniale.

Représentation : les voix autochtones en arrière plan

Les acteurs cités sont relativement variés. Cependant, une partie des citations provient d'acteurs autochtones. On trouve des citations et des témoignages d'activistes autonomistes radicaux comme Héctor Llaitul (tableau 4), ainsi que des représentants de la communauté Otungentu comme Jose Quidel, chef spirituel et professeur d'anthropologie (tableau 6). Un article se concentre principalement sur les témoignages de familles mapuches occupant des terres appartenant à l'industrie forestière (tableau 9). Les articles citent aussi fréquemment des membres du gouvernement, comme le président chilien Gabriel Boric. Les organisations non gouvernementales et les experts en sciences politiques et en anthropologie sont également fréquemment cités.

Bien que de nombreux acteurs mapuches soient mentionnés dans ces articles, les acteurs autochtones sont relégués au second plan. À l'exception de quelques articles, ils sont généralement moins cités que les experts et les représentants du gouvernement. Cela est d'autant plus troublant qu'une représentation ancienne et particulièrement préjudiciable veut que les peuples autochtones soient dépendants des autres et se portent mieux lorsque d'autres, comme le gouvernement, supervisent leurs affaires, dégradant ainsi leur autonomie et leur propre droit à l'autodétermination. Le fait d'envisager la lutte autochtone à travers les yeux de l'État ou des experts conduit le lecteur des articles à croire que ces autres acteurs en savent plus sur cette lutte que les peuples eux-mêmes, et à négliger la perspective autochtone comme inutile, voire non pertinente.

Mujeres_mapuches_en_la_entrega_terreno_a_Comunidad_Mapuche_Lorenzo_Quintrileo_de_Tirúa.jpg

Femmes de la communauté mapuche Lorenzo Quintrileo de Tirúa.

Un vocabulaire désuet qui déçoit

Le vocabulaire est particulièrement important dans le domaine du journalisme. Le choix des mots peut contribuer à la manière dont les lecteurs assimilent les informations qui leur sont communiquées. Six des dix articles utilisent une terminologie dépassée pour désigner le peuple mapuche ou les peuples autochtones dans leur ensemble. Le faux-pas le plus courant consiste à utiliser des termes tels que « indigènes », mais aussi « amérindiens » et « indiens ». La majorité utilise un vocabulaire assez neutre, alors que quelques articles utilisent un langage sensationnel et descriptif, comme s'ils racontaient une histoire, en utilisant des termes tels que « climat de peur » (tableau 4), « envoyer aux oubliettes » (tableau 1).

Il n’est pas vraiment possible de dégager une tendance en examinant la hiérarchie des informations dans les différents articles. La plupart commencent par une présentation de la situation ou de l'événement qui a motivé la rédaction de l’article. Mais les similitudes s'arrêtent là. Les articles s'articulent ensuite autour des spécificités de chaque cas.

Quel que soit l'article, le ton reste relativement neutre, à la limite de l'indifférence. On pourrait même dire que certains articles utilisent un ton emphatique, ce qui contribue à susciter l'empathie du lecteur pour leur cause (tableaux 1, 6 et 9).

Une contribution à la colonialité?

C'est le ton indifférent qui pourrait poser le plus grand problème à la reconnaissance de la lutte du peuple mapuche. À l'exception de quelques articles, les Mapuches ne sont pas considérés comme des acteurs centraux et actifs de cette lutte. Au contraire, les articles les dépeignent comme des acteurs plutôt passifs. L'utilisation d'un langage colonialiste dépassé pour décrire le peuple autochtone contribue à la perpétuation des patrons de la colonialité expliqués par Anibal Quijano (2007). Il est indéniable que ces articles seront lus par des francophones du monde entier, qui seront désormais au courant de la situation au Chili. Cependant, le simple fait d'être conscient des injustices ne contribue pas à la décolonialité. Les articles ne font pas un bon travail de sensibilisation à la cause des Mapuches. Bien que l'attention internationale ait été attirée sur eux, elle reste très superficielle. Les événements sensationnels sont couverts par les médias, tandis que les luttes quotidiennes passent inaperçues. Le vocabulaire utilisé est désuet, sensationnel et descriptif. Les peuples autochtones sont présentés de manière passive et en arrière-plan, et sont généralement moins cités dans leurs propres luttes. 

En raison de la taille des échantillons étudiés, l'analyse qui en découle pourrait potentiellement être biaisée par la similitude des lignes éditoriales des différents journaux que nous avons évalués. Néanmoins, cette recherche est un excellent moyen d’entamer en tant que société, à réfléchir à la représentation médiatique des luttes pour les revendications territoriales des autochtones.

Document qui contient les 7 tableaux analysés dans cet article.


Bibliographie

Agence France-Presse. (2022, 11 novembre). Le Chili annonce la création d’une commission pour la paix avec le peuple mapuche. Radio-Canada. Tiré de https://ici.radiocanada.ca/

Aylwin, J., Yánez, N., et Sánchez, R. (2013). Pueblo Mapuche y recursos orestales en Chile. Chile : Observatoria Cuidadano & IWGIA.

Bras, O. (2022, 1 septembre). Au Chili, le projet de nouvelle constitution à l’épreuve du référendum. France 24. Tiré de https://www.france24.com/fr/

Cué, F. (2017, 28 septembre). Au Chili, grève de la faim et manifestation des Indiens mapuches. France 24. Tiré de https://www.france24.com/fr/

France 24. (2023, 18 décembre). Le Chili rejette par référendum le projet de nouvelle Constitution. France 24. Tiré de https://www.france24.com/fr/

France 24. (2021, 13 octobre). Chili : l’état d’exception décrété dans deux régions du Sud. France 24. Tiré de https://www.france24.com/fr/

Genoux, F. (2022, 21 avril). Au Chili, les indigènes Mapuche veulent reconquérir leurs terres. Le Monde. Tiré de https://www.lemonde.fr/

Labrecque, M. (2022, 8 février). Au Chili, les Autochtones mapuches, entre l’espoir et la radicalisation. Radio-Canada. Tiré de https://ici.radio-canada.ca/

Le Bonniec, F. (2012). Du paysage au territoire : des imaginaires sociaux à la lutte des Mapuche dans le sud Chili (XIXe-XXIe siècle). Artélogie, 3. https://doi.org/10.4000/artelogie.7071

Piponiot, I. & Rimbaux, V. (2018, 26 octobre). Au Chili, la longue lutte des Mapuche pour leurs terres. France 24. Tiré de https://www.france24.com/fr/

Quijano, A. (2007). « Coloniality and Modernity/Rationality», Cultural Studies, vol.21, n°2-3, p. 168-178 (Extrait).

Radio-Canada. (2022, 3 septembre). Référendum sur la Constitution : les Autochtones chiliens retiennent leur souffle. Radio-Canada. Tiré de https://ici.radio-canada.ca/

Sampson, X. (2022, 13 août). Les Chiliens sont divisés face au projet de nouvelle Constitution. Radio-Canada. Tiré de https://ici.radio-canada.ca/

Aylwin, J., Yánez, N., et Sánchez, R. (2013). Pueblo Mapuche y recursos orestales en Chile. Chile : Observatoria Cuidadano & IWGIA.

Cas du Chili