La représentation médiatique des luttes au Brésil
Revendications territoriales autochtones au Brésil
Le « procès du siècle » des Xoklengs retient l'attention du monde médiatique international
Depuis 2021, l’attention des médias internationaux est tournée vers le Brésil qui est devenu le théâtre d’une lutte juridique sans précédent. Le peuple Xokleng, représentant les communautés autochtones du pays, s'est battu en Cour suprême contre le puissant lobby de l’agro-négoce du Brésil afin de retrouver leur droit sur leurs terres ancestrales (Agence France-Presse, 2023a). Le procès qui s'est terminé en 2023 a été suivi par plusieurs médias internationaux, permettant de placer sur le devant de la scène les luttes de décolonisation qui secouent présentement la région de l’Amérique latine.
Cet article vous propose d’analyser la représentation médiatique de ce procès, au travers d’une analyse de sept articles de journaux francophones internationaux. Mais d’abord, voici un bref historique ainsi qu’un retour sur les faits de ce cas brésilien.
Retour sur les faits
Historique du cas
En 2009, le peuple autochtone Xokleng perd son territoire ancestral de l’Ibirama-Laklano, dans l’État de Santa Catarina, à la suite du jugement d’une Cour d’instance inférieure. Le procès oppose le puissant lobby de l’agro-négoce contre le peuple Xokleng. À ce moment, c’est l’argument du « cadre temporel » qui avait fait pencher la balance en faveur du lobby de l’agro-négoce. Cet argument défend qu’il existe bel et bien des territoires autochtones protégés, mais que pour être considérés comme tel, il faut que ceux-ci aient été occupés par un peuple autochtone en 1988 lorsque la nouvelle constitution est entrée en vigueur (Agence France-Presse, 2023b).
Le combat continu
C’est en 2021, à la suite de la décision de la Cour que le peuple Xokleng décide de s’en remettre à la plus haute Cour d’instance du pays et porte en appel le jugement devant la Cour Suprême du Brésil (Agence France-Presse, 2021a). Le mandat de la Cour est alors de statuer sur la validité du « cadre temporel » qui accorde des droits aux autochtones en fonction de leur occupation des terres en 1988 (Agence France-Presse, 2021a). Le 21 septembre 2023, la décision finale tombe en faveur des autochtones : la Cour suprême reconnaît leur droit sur leurs terres et rejette la thèse du « cadre temporel » défendu par le secteur agricole (Agence France-Presse, 2023a).
Impacts environnementaux
Cette décision historique est d’une importance capitale pour de nombreux organismes nationaux et internationaux qui y voient non seulement une victoire pour les droits autochtones, mais aussi une victoire pour l’environnement (Agence France-Presse, 2023a). En effet, de nombreuses terres autochtones, particulièrement en Amazonie, sont envahies par le secteur agricole dont l’activité engendre des conséquences environnementales catastrophiques, comme la déforestation et la pollution des fleuves. (Agence France-Presse, 2021a).
Un intérêt médiatique international
Alors que les médias du monde entier ont semblé porter une attention particulière au Brésil durant le procès, il est possible de voir émerger certaines tendances dans la couverture médiatique. Pour ce faire, voici une analyse de 7 articles de journaux francophones qui ont placé les luttes de revendication des Xoklengs au centre de leur attention le temps d’un instant.
Des titres qui parlent
Mention de « victoire », d’un « procès crucial » (Tableau 1) ou du « procès du siècle » ( Tableau 6), les titres des articles ancrent bien la lutte autochtone au centre de l’attention. Il est alors facile pour le lecteur d’identifier rapidement le sujet de l’article ainsi que l’acteur principal. Les Xokleng et les communautés autochtones du Brésil sont, dès le début, misent sur les devants de la scène pour y jouer un rôle actif et engagé.
Une couverture journalistique de base
Les journaux sont des médias qui, comme tous les autres types de médias, accordent de manière ponctuelle leur attention à des événements qui marquent la société moderne et leur lectorat. La couverture de la lutte de revendication territoriale des Xoklengs au Brésil ne contredit pas la règle. Tous les articles que nous avons analysés ont été produits et diffusés à la suite d’un avancement majeur dans le procès. Que ce soit son début, son report ou lorsque la décision est finalement tombée, les médias ont couvert l’histoire de manière simple et efficace. Bien que cette couverture permet d’engager un intérêt international à la lutte, elle s’inscrit dans une couverture plutôt basique. Le public sera mis au courant des développements majeurs et les luttes quotidiennes seront passées sous silence, par manque de sensationnalisme.
Puis, six des sept articles ont utilisé les rapports de l’Agence France-Presse (AFP) et n’ont pas produit leurs propres informations. En soi, il est très commun de faire affaire avec une agence tierce pour des sujets internationaux et l’AFP est reconnue pour sa neutralité et la qualité de ses informations. Cependant, une seule source veut aussi dire un seul point de vue sur la situation.
Une « lutte historique » contre des « expulsions forcées »
La représentation des revendications autochtones est particulièrement frappante dans cette analyse. Qualifiée de « lutte historique » contre des « expulsions forcées » (Tableau 1), la description des revendications utilise un vocabulaire fort et significatif. Les revendications sont décrites avec des termes qui invitent au respect du lecteur. Des termes comme « pression » et « mobilisation » (Tableau 2) permettent de fournir l’image de manifestations pacifiques, ce qui accentue l’acceptation des luttes dans l’opinion publique. De plus, le peuple Xokleng est directement placé en opposition au « puissant lobby » d’agro-négoce (Tableau 4), ce qui dépeint une lutte de David contre Goliath où il est naturel pour le lecteur de soutenir le moins fort.
Ces luttes de revendications sont aussi toujours expliquées dans le contexte historique du pays. Tous les articles vont, d’une manière ou d’une autre, évoquer des injustices historiques sous la dictature militaire entre 1964 et 1985. Ainsi, l’action d’expulsion forcée des peuples autochtones du Brésil est mise de l’avant pour ce qu’elle est, soit une manifestation de la colonialité et s’inscrit alors dans une pensée décoloniale. Les journaux analysés ont donc tous reconnu la présence d’un pouvoir colonial eurocentrique « basé sur une classification sociale et raciale de la population mondiale » comme décrite dans les travaux du penseur de la décolonialité Anibal Quijano (Quijano, 2007, p.171). Ceci permet au lecteur de comprendre les implications coloniales de la lutte en cours sans fournir une excuse ou une justification aux colonisateurs. Cette lutte est la conséquence d’une histoire qui a commencé dès que les colonisateurs ont mis le pied sur le continent.
Représentation : les voix autochtones au premier plan
Les acteurs cités sont relativement variés. On retrouve toutefois une majorité d’acteurs autochtones qui jouent un rôle central dans l’article. Il est possible d’y trouver des citations et témoignages d’activistes comme Tai Kariri et Syrata Pataxo (Tableau 2) en plus de représentants de groupes autochtones comme Kreta Kaingang, une représentante de l’Association des Peuples Indigènes du Brésil (APIB) (Tableau 3). La présidente de FUNAI, Joenia Wapichana (Tableau 1) sera aussi mentionnée comme porte-parole de la cause autochtone. Puis, les articles vont mentionner les institutions qui sont impliquées dans le combat juridique comme la Cour Suprême, le lobby agro-négoce et les gouvernements de Jair Bolsonaro (Tableau 7) et Lula da Silva (Tableau 6). Certaines organisations comme l’ONU sont aussi mentionnées, ce qui ajoute une dimension internationale à la lutte (Tableau 6).
Bien que de nombreux acteurs soient mentionnés, les acteurs autochtones vont occuper la grande majorité des articles. Leurs opinions, leurs citations et leurs points de vue seront alors centraux dans l’histoire qui est rapportée dans le texte.
Radio-Canada, par exemple, a utilisé des citations extrêmement fortes pour illustrer l’importance du procès. « Ils nous ont tués comme si nous étions des insectes dont ils devaient se débarrasser pour faire des cultures [sur nos terres] » (Tableau 2). Dans un article publié deux ans plus tard, la même tendance se maintient alors que les autochtones apparaissent comme les protagonistes de l’article. Cette citation de Kreta Kaingang, représentante de l’Association des peuples autochtones du Brésil (APIB) le démontre bien : « Aujourd’hui, c’est une nouvelle journée historique pour les peuples autochtones. Quand nous partirons d’ici, le cadre temporel sera enterré et une nouvelle vie pourra commencer » (Tableau 3).
Des choix éditoriaux qui parlent
Le vocabulaire utilisé dans un article a le pouvoir de déterminer l’angle de l’article. Dans le cas de ceux analysés pour ce projet, l’angle est toujours celui des « militants » (Tableau 6) autochtones contre le puissant secteur agricole. L’utilisation de termes comme « violations systémiques » et de « protection des poumons de la planète » (Tableau 2) permet de justifier la lutte au détriment de l’image de ce secteur. Il est alors possible d’observer dans les articles une tendance à célébrer la communauté autochtone en la qualifiant de « défenseur des droits » (Tableau 6) et en illustrant leur fierté et leur identité unique lors du procès.
Il est possible de voir la même tendance s’inscrire dans la hiérarchisation de l’information dans les différents articles. Tous vont d’abord faire état de la situation du procès (début, report, reprise) et partager la décision de la Cour Suprême dès les premières lignes. Puis, l’importance du procès ainsi que les arguments du peuple Xokleng seront toujours mis de l’avant et placés plus haut dans l’article que les réactions ou le point de vue du défendant. Les détails du débat juridique et le contexte historique apparaissent aussi plus bas dans la liste. La lumière est donc toujours mise en priorité sur le point de vue autochtone de la lutte de revendication territoriale ce qui s’inscrit dans une perspective de décoloniale.
Le ton, peu importe les choix éditoriaux, reste relativement neutre, mais avec une tendance vers la valorisation des revendications territoriales autochtones. Il serait même possible d’affirmer que certains articles utilisent un ton emphatique, ce qui permet de générer un sentiment d’urgence face à la situation chez le lecteur (Tableau 1, 2 ,4 ,7).
Les penseurs de la décolonialité vont, dans leurs analyses, mettre de l’avant la vision et la réalité du groupe colonisé et refuser d’accepter la version des faits qui justifie et glorifie les actions coloniales. En reconnaissant le passé colonial du Brésil et son impact sur la vie des communautés autochtones brésiliennes, les articles redonnent le pouvoir de narration aux peuples autochtones. Il n’est pas ici question de s’assurer que le lecteur reste confortable dans sa lecture, mais bien qu’il se rende compte d’une réalité historique qui a écarté et soumis les peuples autochtones à la volonté d’un envahisseur.
Une contribution à la décolonialité ?
Dans tous les articles analysés, il est possible de voir une reconnaissance de la lutte du peuple Xokleng et ses impacts sur les luttes autochtones au Brésil. Les autochtones sont placés comme des acteurs centraux et actifs d’une lutte importante. Les nombreux témoignages et citations leur donnent une voix et contribuent à rendre visible leur lutte sur la scène internationale.
Par exemple, l’article du journal Le Monde évoque l’importance du procès qui démontre au monde entier que « la justice est du côté des peuples indigènes » comme l’explique si bien la présidente de l’organisme public de protection des autochtones, Joenia Wapichana (Tableau 5). Dans d’autres articles, comme celui du média La Presse, certaines citations d’acteurs autochtones permettent de présenter au lecteur l’angle de la décolonisation. « Beaucoup de communautés indigènes attendent la démarcation de leurs territoires, ce report du jugement donne plus de temps aux envahisseurs pour exploiter illégalement ces terres » (Tableau 7). Ici, on reconnait que le colonisateur est en envahisseur, un étranger qui a pris possession d’un territoire sans en avoir le droit.
Les articles vont permettre aux lecteurs de se représenter le peuple Xokleng comme un peuple fort et résilient qui se bat pour récupérer ce qui lui a injustement été enlevé. Il est alors possible d’affirmer que même si la représentation n’est pas parfaite, elle s’inscrit dans une perspective décoloniale en affirmant les injustices historiques passées, en donnant une voix aux premiers concernés, en représentant sans stéréotype les autochtones et en accordant de l’importance à leurs luttes de revendication territoriale.
Il est toutefois important de considérer les limites de notre projet. En raison de la taille de l’échantillon et de la source primaire (Agence France Presse) des informations utilisées par ces médias, l’analyse qui en ressort peut tendre vers une ligne éditoriale similaire. Cela reste quand même un excellent point de départ pour reconnaitre le rôle que les médias jouent dans la formation de nos biais cognitifs et leur contribution à notre vision (coloniale ou décoloniale) d’une situation. Il est alors possible de voir cette recherche comme une manière d'entamer, en tant que société, une réflexion sur la représentation médiatique des luttes de revendications autochtones.
Bibliographie
Agence France-Presse. (2023a, 21 septembre). Brésil : Victoire des autochtones lors d’un procès crucial pour leurs terres. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2012156/bresil-victoire-autochtones-proces-crucial-terres
Agence France-Presse. (2023b, 20 septembre). Brésil : reprise d’un procès crucial sur les revendications territoriales autochtones, Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/espaces-autochtones/2011791/bresisl-cour-supreme-autochtones-terres-ancestrales
Agence France-Presse. (2023c, 30 août). Au Brésil, poursuite du « procès du siècle » crucial pour les Autochtones, Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2007179/bresil-proces-siecle-crucial-autochtones
Agence France-Presse. (2021a, 25 août). Au Brésil, des milliers d’Autochtones marchent vers la Cour Suprême pour leurs terres, Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1819333/bresil-autochtones-cour-supreme-terres?depuisRecherche=true
Agence France-Presse. (2021b, 16 septembre). Un jugement crucial sur les terres des indigènes est reporté, La presse. https://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/2021-09-16/bresil/un-jugement-crucial-sur-les-terres-des-indigenes-est-reporte.php
Le monde. (2023, 22 septembre). Au Brésil, les indigènes remportent un procès crucial pour la sauvegarde de leurs terres, Le monde. https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/22/au-bresil-les-indigenes-remportent-un-proces-crucial-pour-la-sauvegarde-de-leurs-terres_6190407_3210.html
Quijano, A. (2007). « Coloniality and Modernity/Rationality», Cultural Studies, vol.21, n°2-3, p. 168-178 (Extrait).
Radio France. (2023, 22 septembre). Brésil : la Cour suprême garantit aux peuples autochtones des droits sur leurs terres ancestrales, Radio France https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-vendredi-22-septembre-2023-8549209