Figures féminines dans l'espace public
Ces quatre tableaux sur le thème de la loge ont été réalisés au cours de la même période, entre 1874 et 1879, par les peintres Mary Cassatt et Pierre-Auguste Renoir, respectivement. Les représentations qu’ils en donnent s’opposent pourtant à bien des égards.
Chez Renoir, les personnages féminins sont en quelque sorte offerts au regard. La vue de profil dans Au Théâtre (La première sortie) ouvre l’espace de la loge sur celui de la salle, invitant le regardeur à « partager » l’enthousiasme de la jeune femme ingénue, inconsciente d’être, elle-même, l’objet du regard. La loge, pièce majeure et techniquement virtuose de Renoir, met en scène un couple élégant dont les traits sont empruntés au frère de l’artiste, Edmond, et à Lili Lopez, un modèle professionnel de Montmartre. Alors que le personnage masculin scrute l’auditorium avec ses jumelles de théâtre, le personnage féminin les tient distraitement à la main droite et semble perdue dans ses pensées. Le faste de sa robe fait d’elle une courtisane davantage qu’une épouse.
Si la jeune femme du tableau de Mary Cassatt Dans la Loge (Woman with a Pearl Necklace in a Loge) affiche une attitude moins corsetée que le modèle de Renoir, elle est, elle aussi, l’objet du regard. Par contre, son tableau de 1879 At the Opera offre une tout autre représentation du sujet.
At the Opera juxtapose deux regards, celui du spectateur masculin à l’arrière-plan et celui du modèle féminin, habillé de noir, et dont le « regard actif et intense » court-circuite le processus d’objectivation de la figure féminine dans l’espace public. (Pollock 1988, 75) Dans la tradition occidentale, le regard est considéré comme le siège de l’activité cérébrale. Dans son plaidoyer pour l’impressionnisme Jules Laforgue écrit : « Étant admis que, si l’œuvre picturale relève du cerveau, de l’âme, elle ne le fait qu’au moyen de l’œil » (écrit vers 1883, publié dans « Mélanges posthumes » Mercure de France, Paris 1903). Dans ce contexte, la prise de possession de son propre regard par le personnage féminin chez Cassatt constitue un acte d’affirmation de soi comme sujet.
É.A.Pageot