Jeux de regards et de perspectives
Situé au 32 rue Richer les Folies-Bergère, inaugurées en 1869 et toujours en activité aujourd’hui, étaient un cabaret très en vogue au 19e siècle. Huysmans le décrivait comme un endroit qui exalte « délicieusement le maquillage des tendresses payées ». Dans cette oeuvre majeure et tardive défendue par Émile Zola, Manet en donne une représentation dont la structure narrative est complexe. La scène derrière la jeune serveuse, Suzon, est le reflet dans un miroir de ce qui se trouve, en fait, de l’autre côté du tableau, soit dans l’espace du spectateur. On y voit, la salle bondée et éclairée par un grand lustre électrique. On y reconnait quelques contemporains de Manet, l’actrice Jeanne Demarsy et Méry Laurent, gantée de jaune. Les jambes et les pieds chaussés de vert d’une trapéziste apparaissent en haut à l'extrême gauche du tableau. À droite, se trouve un client, chapeau haut de forme, dont le regard est dirigé vers Suzon.
Contrairement au regard actif du client, le regard de la serveuse est blasé, aphatique. Son corsage échancré, orné de fleurs, et sa peau pâle contrastent avec les zones plus sombres qui l'entourent. Exposée au regard, Suzon partage avec le compotier, les bières anglaises et les fleurs l’espace de la nature morte. Suzon occupe le centre diégétique de l’image, mais elle n’en est pas à proprement parler le sujet. Sa « mise en exposition » fait d’elle l’objet du « regardeur-consommateur » masculin. (Clark, 1984)
É.A. Pageot