Le flâneur et le spleen baudelairien
Dans Le buveur d’absinthe, Manet peint un homme enivré, à ses pieds une bouteille vide jonche au sol. Relativement dispendieuse dans les années 1850, l'absinthe est alors une liqueur prisée par la bourgeoisie. Obtenue à partir d’herbes – de l’anis vert, du fenouil ou de l’hysope – et fortement alcoolisée, on a longtemps cru à ses prétendus effets hallucinatoires. Aussi, l’absinthe a fasciné de nombreux artistes et dramaturges dont : Vincent Van Gogh, Henri de Toulouse-Lautrec, Edgar Allan Poe, Pablo Picasso, Edgar Degas (Dans un café), Édouard Manet et Charles Baudelaire.
Le buveur de Manet porte un haut de forme et affiche une pose qui lui donnent des apparences de noblesse, voire de dandy, antinomiques à son air négligé. En fait, le modèle n’est pas un bourgeois mais un vagabond, Collardet, qui se tenait aux alentours du Louvre. Ces éléments iconographiques contradictoires font écho aux tensions entre les classes sociales et à la pauvreté errante du Paris industrialisé qui abrite des taudis dans plusieurs secteurs : les quartiers Grève, Cité ou Saint-Merri, notamment.
Le buveur de Manet peut être interprété comme une représentation figurée du spleen baudelairien. Mot ancien auquel Baudelaire consacre plusieurs poèmes, spleen évoque la mélancolie, la bourgeoisie et l’enfermement dans les villes. Le spleen c'est encore la figure de l’angoisse, du découragement et de l’ennui existentiel. L'ennui, écrit Baudelaire, est le « fruit de la morne incuriosité » (Spleen et Idéal, Les fleurs du mal). La pause désinvolte et l'attitude oisive de Collardet rappellent ce désœuvrement. À cela s’ajoute le regard distancié, celui du flâneur qu’incarne le poème À une passante. Dans ce poème, comme dans le tableau de Manet, la beauté est inaccessible au flâneur, qui regarde toujours de loin.
Anonyme et nomade, le flâneur porte sur son entourage un regard nourri de son imagination et inspiré des stimulations de la ville. Il jette sur la vie quotidienne un regard critique et, bien qu’il «se mêle physiquement à la foule», il partage avec le voyeur une posture de retrait lui permettant d’être en quelque sorte « l’auteur de la mise en scène ». (Nuvolati 2013, 15).
É.A. Pageot