Psychogéographie de la place publique
La lithographie d’Honoré Daumier intitulée Rue Transnonain le 15 avril 1834 est inspirée du climat de violence qui règne dans les rues de Paris peu après de la promulgation par le roi Louis Philippe de lois visant à interdire les associations et à limiter la liberté d’expression. Au printemps 1834, des soulèvements populaires éclatent dans un des quartiers les plus pauvres et insalubres de la ville. Lorsqu’un capitaine d’infanterie est blessé sur une barricade, son détachement pénètre au 12 rue Transnonain (aujourd’hui rue Beaubourg), non loin d’où Daumier habite, et tire sur les habitants. L’horreur de ce massacre est le sujet de l’estampe de Daumier. Dans une mansarde plutôt pauvre, typique de celle d’un ouvrier, le corps d’un homme gît au centre de la composition. À l’arrière-plan, à gauche, se trouve celui d’une femme et à l’avant-plan, à droite, celui d’un vieillard. Ces personnages évoquent des victimes réelles. Les tenues de nuit et le cadavre d’un très jeune enfant sont des éléments qui servent à démontrer l’innocence des victimes, rendant l’événement encore plus immonde. Plus qu’une simple image anecdotique, la publication de cette lithographie de Daumier dans « L’assemblée mensuelle» en 1834 sera un des éléments déclencheurs à l’ouverture d’une enquête sur la tuerie de la rue Transnonain.
En 1848, devant la crise politique et économique qui s’aggrave, la seconde Révolution française éclate. Daumier peint L’Émeute, une scène de rue inspirée du tumulte régnant. Républicain, l’artiste peint un personnage central déterminé, le bras droit dressé, prêt au combat. À l’arrière-plan, l’architecture comprimée donne à la scène une grande intensité. Les effets dramatiques résultant du clair-obscur, les cernes épais tracés au fusain ainsi que l’aspect de non-fini donnent à l’ensemble une grande force expressive.
Lien sur le travail de caricaturiste de Daumier: https://uottawa-kanopystreaming-com.proxy.bib.uottawa.ca/video/daumier
Situé dans le 8e arrondissement, à l’est de Champs-Élysées, la Place de la Concorde est un espace public hautement symbolique. En 1792, on la rebaptise Place de la Révolution, c’est là qu’on installe la guillotine pour l’exécution Louis XVI l’année suivante. En 1852, on y célèbre la première fête nationale. Lors des Communes, on y érige des barricades rues Royale et de Rivoli. Le site accueille d’importantes cérémonies officielles. Edgar Degas en donne une image complexe.
Tel que l’a noté Kirk Varnedoe dès 1984, le chapeau haut de forme du personnage de droite, le vicomte Ludovic-Napoléon Lepic (un aristocrate et ami de Degas), cache judicieusement la sculpture de James Pradier, qui fut érigée sur le site dans les années 1830 en hommage à la ville de Strasbourg, perdue en 1871 aux mains des Allemands tout comme l’Alsace et la Lorraine. (Clark 1984, 281) L’arrière-plan central est laissé presque vide, éclipsant l’obélisque érigé en 1836 pendant la Monarchie de Juillet. Ce vide marque la désintégration du récit narratif et une perte de la relation traditionnelle entre le centre et ses périphéries.
Dans cette composition décentrée, influencée par le cadrage en photographie, Lepic, accompagné de ses filles Jeanine et Eylau et de leur lévrier, ainsi qu’un spectateur inconnu (à gauche) occupent l’avant-plan du tableau. Comme le note André Dombrowski, plusieurs détails visuels revêtent une connotation politique qui fait écho à la fragmentation et à l’instabilité régnant sous la Troisième République. La distribution des personnages correspond aux notions droite/gauche qui caractérisent les oppositions idéologiques depuis la Révolution de 1789. Le nœud papillon tricolore du personnage de gauche peut être interprété comme un indice des allégeances républicaines de Degas. La parure de poitrine rouge du vicomte rappelle celle de la légion d’honneur. (2011) Enfin, l’orientation des regards et les corps des personnages, multiple et parfois opposée, crée des nœuds de tensions et des antagonismes sémantiques qui ne sont pas sans rappeler le climat social et politique.
Dans l’ensemble, la complexité de la composition évoque des modes spécifiques d’expérience de la vie urbaine ainsi que des rapports sociaux (voire familiaux!) marqués par l’incertitude, la fragmentation, la spontanéité et la rapidité des changements. Dans le dernier quart du 19e siècle, les sociologues et urbanistes commencent à identifier le phénomène de l’agoraphobie. Le psychiatre allemand Carl Westphal se penche sur des cas de patients masculins souffrant d’anxiété face à un espace ouvert. Sans prétendre que Degas ait tenté d’ « illustrer » ce phénomène, Linda Nochlin souligne son importance comme contrepoids au « flâneurisme triomphant » auquel on associe généralement la ville moderne. (1997, 54)
Berthe Morisot est issue de la grande bourgeoisie française. Ce statut social contraint ses déplacements dans l’espace public, contrairement à la liberté de mouvement du flâneur, une source d’inspiration inépuisable pour les artistes masculins. Au 19e siècle, les femmes, bourgeoises en l’occurrence, n’ont pas accès à la vie nocturne parisienne, ni aux cercles intellectuels se réunissant par exemple au Café Guerbois. Dans plusieurs lieux publics, elles doivent être chaperonnées même le jour. Cette ségrégation géographique restreint les sujets auxquels peuvent s’intéresser les artistes féminins. On ne doit donc pas s’étonner du fait que Vue de Paris depuis le Trocadéro est l’un des rares paysages urbains peints par Morisot.
Dans ce tableau, les femmes à l’avant-plan sont vraisemblablement des membres de sa famille : ses sœurs Edma et Yves accompagnée de sa fille Bichette. Tout comme dans plusieurs autres de ses œuvres, Morisot a recours à une organisation spatiale qui situe les femmes dans l’espace public, certes, mais dans un espace toujours compartimenté de façon à placer les personnages féminins un peu à l’écart. L’inclusion de dispositifs séparateurs - un balcon, une véranda, une balustrade dans ce cas-ci - marque symboliquement la ségrégation entre l’espace dans lequel les femmes sont confinées et l’espace public, « masculin ». (Pollock 1988, 62)
Intéressée aux rapports entre Paris et les zones périurbaines, Morisot peint une vue panoramique de la Seine et du Pont d’Iéna à partir de la colline Chaillot (le Trocadéro), banlieue cossue. Au lendemain des traumatismes qu’occasionnent les pertes humaines et territoriales de la guerre franco-prussienne et de la Commune de Paris, cette vue paisible de la ville et de ses architectures iconiques en donne une image renouvelée. On y voit, entre autres, l’Arc de Triomphe, le Dômes des Invalides, le dôme du Panthéon et les clochers de plusieurs grandes églises gothiques dont la cathédrale Notre-Dame.
É.A. Pageot