Les grands boulevards
Au 19e siècle, les conditions de vie, d’hygiène, de santé et de travail sont difficiles. Les écarts entre les quartiers nantis et populaires sont marqués. La Révolution de 1848 en France soulève pour la première fois la question de la dignité des ouvriers et de leurs droits comme un enjeu social majeur.
Dans son tableau grandeur nature intitulé Les casseurs de pierres (aujourd’hui détruit), Courbet s’intéresse au quotidien des travailleurs de la voirie qui doivent réduire la pierre en gravier pour construire les routes. Anonymes et aliénés, les deux hommes en haillons font corps avec le milieu aride qui les entoure. La pose du personnage de gauche reprend celle du vanneur, peint par Jean-François Millet à la même époque. Courbet emprunte la monumentalité du paysan pauvre en évitant toute forme d’idéalisation ou toute idée de rédemption de son sujet. La citation sert davantage à évoquer la tension entre le prolétariat urbain et la pauvreté des paysans en milieu rural toujours largement majoritaires en France à ce moment. (Nochlin 1990, 112-4)
Le Danois-Américain Jacob August Riis utilise, quant à lui, la photographie comme moyen de sensibilisation à la pauvreté des ghettos de New York. En 1878, Riis est embauché comme journaliste pour le New York Tribune, on lui confie la couverture du secteur Mulberry Bend dans le Lower Manhattan. Il s’y déplace la nuit et utilise le flash au magnésium, récemment mis au point, afin de capter ses sujets sur le vif et de dresser un portrait saisissant des conditions malsaines de logement dans ce secteur de la ville. Ses images furent éventuellement publiées dans son livre How the Other Half Lives : Studies among the Tenements (1880). La qualité documentaire et l’engagement social de son travail influenceront grandement les photographes Walker Evans et Dorothea Lange.
L’industrialisation rapide transforme profondément l'aménagement urbain. Aux États-Unis, après la destruction par les flammes de Chicago en 1871, les « Young Midwestern Architects », connus plus tard sous le nom de la « First Chicago School », utilisent une ossature en acier et conçoivent les premiers gratte-ciels. Fuyant l’historicisme des beaux-arts, cette nouvelle architecture marquera bientôt le paysage urbain de l’Amérique.
Paris connaît un développement architectural différent. À partir de 1853, sous l’impulsion de George-Eugène Haussmann (1809-1891) on ouvre de grandes artères qui facilitent la circulation des marchandises tout en éliminant des ruelles qui, elles, sont plus propices à l’érection de barricades.
« Monumentalisation » de la ville, « embellissement des rues et uniformisation des façades » définissent dans ses grandes lignes la vision de Haussmann. (Jordan 2004, 89) Les travaux de Haussmann profitent à la bourgeoisie dont le prix des propriétés augmente considérablement, creusant du même coup la ségrégation entre les quartiers riches et pauvres. Les classes ouvrières de Paris se retrouvent, elles, évincées du centre de la ville et repoussées dans Belleville et La Villette. C’est d'ailleurs cet éventrement du centre de la ville qu’évoque Victor Hugo dans Les années funestes.
L’axe est-ouest de la ville, de la rue de Rivoli à Saint-Antoine, est la première grande artère construite sous Haussmann. Elle sert d’exemple aux autres grands boulevards aménagés grâce à des procédures d’expropriation. Outre l'aménagement des grands boulevards, le projet de Haussmann prévoit aussi l'asphaltage des rues, l'augmentation du nombre de réverbères et de trottoirs favorisant l’émergence de cafés et de kiosques. Ce projet de rénovation urbaine exercera une influence avérée dans la construction et la modernisation des grandes villes industrielles au cours XXe siècle.
Les boulevards Montmartre et des Capucines comptent au nombre des quatre grandes artères est-ouest de Paris, ils inspirent à Monet et à Pissaro des sujets puisés dans la vie quotidienne et contemporaine. Depuis la fenêtre de l’atelier de Félix Nadar, Monet peint une vue en plongée du Boulevard des Capucines, paysage urbain moderne où s’ordonnent carrioles, piétons et grands magasins. La perspective atmosphérique et l’aspect de non-fini de la touche servent à traduire la vitalité de la rue et les effets transitoires de la lumière froide d’un jour d’hiver. En 1897 Camile Pissaro loue une chambre au Grand Hôtel de Russie dans le but d’entamer une série de tableaux du boulevard Montmartre.
Alfred Sisley peint lui aussi plusieurs vues des grandes rues. En général, ce sont « les aspects plus paisibles ou peu animés » qui retiennent son attention, notamment à Argenteuil en bordure de la Seine où Monet habite depuis décembre 1871. (Shone 2004, 10) Il reste qu’un certain nombre de ses tableaux intéresse la vie sociale, c’est le cas de La grande rue d’Argenteuil où on voit les activités marchandes quotidiennes et, en arrière-plan, le clocher de l’église d’Argenteuil.
É.A. Pageot