Lieux de passage et enjeux sociaux dans l'image moderne
Ce très célèbre tableau de Claude Monet, montrant une vue du port du Havre à l'aube, a donné son nom au groupe des « impressionnistes ». C’est le journaliste Louis Leroy qui, par dérision, avait intitulé son article paru le 25 avril dans Charivari, « Exposition des impressionnistes ». Fondé en 1832, Charivari était un journal satirique illustré. Populaire pour ses facéties spirituelles et mordantes, il a attiré la collaboration d’Honoré Daumier.
Le but avoué de Monet dans Impression, soleil levant était de capter les effets fugitifs de la lumière extérieure sur les objets, en notant les variations que provoquent les changements de la température et de l’atmosphère. Monet opte pour une touche large, apparente, rapide et des contours délibérément flous afin de recréer le dynamisme des reflets lumineux, rendant ainsi évident le maniement du pigment à la surface de la toile.
Les tons quasi uniques de bleu masquent la ligne d'horizon et suggèrent le brouillard, rendant floue la délimitation entre l'eau et les installations portuaires qui assurent la liaison de la France vers l’Angleterre. Contrairement à une composition horizontale et statique (qui correspond à nos habitudes lecture de gauche à droite), Monet tente d’induire des effets de mouvements en utilisant très peu de noir et en juxtaposant des couleurs complémentaires (ex. : bleu/orangé). On sait aujourd’hui que le côtoiement de couleurs complémentaires entraîne un phénomène optique de vibrations. Ce phénomène, connu des peintres modernes, est progressivement documenté au 19e siècle par les scientifiques comme Eugène Chevreul ou Ogden Rood (à ce sujet, voir Les jardins à Giverny. Ces choix chromatiques produisent l’illusion d’une oscillation entre le figuratif et le chatoiement de la facture. Du coup, la vue du port du Havre de Monet se situe au le seuil de la visibilité iconique.
En 1877, Monet loue un atelier à proximité de la Gare Saint-Lazare. Fasciné par les volutes de fumée qui s’échappent des locomotives et qui dissimulent et,simultanément, révèlent la structure d’acier et de verre de l’architecture, Monet peint une série d’une douzaine de tableaux sur le sujet. Dans un rendu topographique fidèle ses vues de la gare à différentes heures du jour donnent une image positive, dynamique et progressiste des moyens de transport modernes.
La construction du Pont Neuf, aujourd’hui le plus ancien pont de Paris au-dessus de la Seine, fut complété sous Henri IV pour marquer sa conquête de la capitale. Il est l’un des premiers ponts à servir symboliquement la fonction de « monument national ». Dès le 16e siècle, reliant le Louvre à la rive gauche, permettant le transport des marchandises et facilitant la mobilité des travailleurs, le pont est un passage névralgique de la ville. Le pont permettra le développement de l’architecture urbaine et résidentielle sur la rive droite et favorisera le développement des Champs-Élysées et de la Place royale.
Monet peint Le Pont Neuf à l’automne 1871, à son retour d'exil. La vue cafardeuse et grise qu’il donne de cette architecture emblématique de Paris témoigne de la déroute des Français au lendemain de la guerre franco-prussienne (1870) et de la Commune (1871).
Présenté à l’exposition de 1877 des impressionnistes, Le Pont de l’Europe de Gustave Caillebotte (qui était peintre et ingénieur naval!) met en scène des rapports sociaux et architecturaux complexes. Métaphoriquement, la structure imposante du pont (de l’industrie) organise en quelque sorte les rapports humains dans l’espace de la ville. L’ouvrier, vêtu d’une blouse grise et appuyé contre le parapet, est tourné vers le secteur industriel, vers le monde du travail. Du pas lent qui rappelle l’attitude du flâneur bourgeois (à ce sujet voir, Espace de la rue), le personnage de gauche, vêtu d’une redingote et coiffé d’un en haut de forme, appartient visiblement à une classe sociale plus aisée. Il semble aborder une jeune femme; dans le contexte parisien de l’époque, ce geste laisse à penser qu’il s’agit peut-être d’une courtisane ou d’une prostituée. (Clark 1984, 73) À cette dichotomie entre les classes sociales correspond des stratégies de composition antinomiques. Plusieurs éléments convergent vers le point de fuite situé au-dessus du haut de forme : l’ombre et le mouvement du chien, la structure du pont et le trottoir de gauche. Ils mettent en valeur la vue frontale de l’architecture haussmannienne à gauche et suggèrent le mouvement et la mobilité faisant écho à la mobilité des usagers du pont de l’Europe, situé près de la Gare Saint-Lazare. Par contre, la vue en plongée de l’avant-plan élargi et l’introduction d’un deuxième point fuite au-dessus de l’ouvrier font osciller notre perception entre les différentes sections du tableau, augmentant du coup l’effet de mobilité.
Une quarantaine d’années sépare la gravure Dans l'omnibus de Mary Cassatt et le tableau d’Honoré Daumier Un wagon de troisième classe; deux oeuvres qui s'intéresse au même thème, le train ou l'omnibus. Le transport collectif constitue un site de mixité sociale et de proximité; (d’ailleurs omnibus est un terme latin qui signifie « pour tous ») qui a intéressé plusieurs artistes contemporains de Cassatt et dont elle connaissait sans doute les œuvres, William Maw Egley (Omnibus life in London, 1859) John Morgan (Gladstone in an Omnibus, 1885) Delance Feugard (Un coin de l’Omnibus, 1887), entre autres. (Pollock 1999)
Le travail d’esquisses préparatoires montre que l’intention de départ de Cassatt était d’inclure un personnage masculin. (Pollock 1999, 218) Dans la version finale, Cassatt renonce à cette idée au profit d’un groupe exclusivement féminin constitué de la mère et de la nourrice. La mère, à gauche, est élégamment habillée, son attention est retenue au-delà de la scène. La nourrice est, quant à elle, totalement absorbée à sa tâche, elle porte l’enfant dont la tenue vestimentaire ne permet pas d’identifier le sexe. Cassatt abandonne donc la mixité des genres au profit de la mixité sociale entre une bourgeoise et une domestique payée et dont le statut respectif est gouverné par des codes et des conventions divergentes. Il s’agit donc de mettre en scène deux « féminités ». La mobilité dont jouit les domestiques - qui peuvent se déplacer de la maison à l’espace public, sans chaperon – est étrangère à Mary Cassatt, qui, elle, est vient d’un milieu social aisé, codifié et contraignant. Contrairement à ses collègues masculins, (Manet, Renoir, Degas, Toulouse-Lautrec) et sans nier le rapport de pouvoir entre Cassatt et ses modèles, les gravures de 1890-1, Dans l’omnibus, Woman Bathing (voir L'espace intime) ou The fitting, donnent des domestiques une image plus édifiante, débarrassée des connotations qui rapprochent l’ouvrière de « l’animalité » ou la « bestialité » (222).
Honoré Daumier a réalisé plusieurs œuvres montrant des pauvres gens voyageant entassés dans une voiture de train, comme c’est le cas dans ce tableau, Un wagon de troisième classe. Outre les huiles, dont l’une fait partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa), on connait au moins quatre séries de lithographies sur le même thème. Daumier est sans doute l’artiste visuel moderne qui s’est le plus intéressé la dimension humaine de la vie urbaine. (Nochlin 1990, 151) Il jette un regard de sympathie sur les gens du wagon de troisième classe, miséreux et stoïques.
É.A. Pageot